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LES GAIS COMPAGNONS.

sud, un fort courant accompagne certaines périodes de flux et de reflux ; mais dans cette baie du nord, — Aros-Bay, comme on la nomme, — à l’endroit où se trouve la maison de mon oncle et où nous nous tenions alors, le seul signe d’agitation est vers la fin du reflux, et alors même, il est trop faible pour qu’on le remarque. Un peu de houle suffit à rendre ce mouvement invisible ; au grand calme, seulement des marques étranges, indéchiffrables, que j’appellerai volontiers des runes de mer, sillonnent le miroir uni. Le même phénomène se produit sur des points innombrables de la côte ; plus d’un garçon a dû s’amuser, comme je le faisais jadis, à lire ces caractères gigantesques en leur prêtant un sens qu’il appliquait à lui-même ou à quelque autre personne. Ce fut sur les hiéroglyphes en question que mon oncle dirigea mon attention, non sans avoir d’abord beaucoup hésité.

— Vois-tu ces écritures ? me demanda-t-il, là-bas, à l’ouest de la pierre grise. Hein ! cela ne ressemble-t-il pas à une lettre ?

— Certainement, lui répondis-je, ce n’est pas la première fois que je le remarque. On dirait un C.

Il poussa un soupir comme si ma réponse lui eût été pénible, puis ajouta tout bas :

— Oui, un C pour Christ-Anna.

— Je me figurais, dis-je en riant, que c’était pour moi-même, puisque mon nom est Charles.

— Et tu l’avais déjà remarqué ? poursuivit-il sans relever cette observation. Eh bien ! c’est étrange ; peut-être attendait-elle là, en effet, à travers les âges, comme on dit. C’est affreux à penser.

Puis il reprit, en s’interrompant :

— Tu n’en vois pas d’autre, dis ?

— Si fait, j’en vois une encore très clairement, du côté du marais où descend la route… Une M.

— Une M, répéta-t-il très bas. — Puis, après une nouvelle pause : — Qu’est-ce que ça veut dire, à ton idée ?

— J’ai toujours pensé que cela voulait dire — Mary, répliquai-je en rougissant, convaincu que j’étais sur le seuil d’une explication décisive.

Mais, une fois de plus, mon oncle laissa passer mes paroles ; il baissa la tête silencieusement et continua de marcher.

Il y a une ceinture herbue, le long d’Aros-Bay, où la promenade est facile ; sur ce gazon je suivis mon guide, sans parler plus que lui. Certes, je regrettais, au fond de l’âme, d’avoir perdu une aussi bonne occasion de demander la main de Mary ; mais, bien plus encore, je m’étonnais du changement qui s’était produit chez mon oncle. Il n’avait jamais été un homme aimable,