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LES GAIS COMPAGNONS.

retenait : quelqu’un de ces sentimens mélancoliques que la mer inspire, le souvenir des superstitions de mon oncle, la pensée de ce mort, de cette tombe, des vieux navires désemparés… tout cela glissait à la dérive dans mon esprit, mais le soleil qui ruisselait sur mes épaules me réchauffa le cœur à la fin, et je plongeai. Tout ce que je pus faire fut d’empoigner une tige épaisse de l’herbe marine qui poussait si touffue sur la terrasse ; m’étant mis à l’ancre de cette façon, j’eus bientôt saisi une brassée tout entière de ces algues limoneuses, et, les pieds appuyés contre le roc, je regardai autour de moi. De tous côtés le sable ininterrompu… Il arrivait jusqu’au pied du roc, balayé comme une allée de jardin par l’action des marées ; aussi loin que portât mon regard, rien n’était visible que ce sable aux mille plis sur le fond ensoleillé de la baie ; cependant, l’assise à laquelle je m’accrochais en m’aidant de ces touffes d’herbes aussi fortes que celles des bruyères de la lande était littéralement couverte de cette végétation glissante, et la falaise qu’elle rejoignait drapée de lianes brunes jusqu’au-dessous de la ligne de l’eau. Au milieu de cette complexité de formes flottantes, il était difficile de très bien distinguer les choses, et je me demandais avec incertitude si mes pieds pressaient le rocher naturel ou bien les flancs du vaisseau-trésor de la grande Armada, quand soudain la touffe entière que j’embrassais céda ; en un instant je fus à la nage ; je remontai sur le banc de rocher et jetai à mes pieds la vigoureuse plante marine que j’avais arrachée. Quelque chose en même temps rendit un son sec comme celui d’une pièce de monnaie qui tombe. Me baissant, je vis, à n’en pas douter, sous la croûte de rouille qui la déformait, une boucle de soulier en fer. La vue de cette pauvre relique humaine me fit battre le cœur, mais non pas d’espérance ou de crainte, je n’éprouvais qu’une tristesse désolée ; le propriétaire de cette boucle m’apparaissait comme un homme vivant, je me figurais sa face hâlée par les intempéries, ses mains de matelot, sa voix enrouée à force de chanter au cabestan et jusqu’au pied qui avait porté jadis cette boucle en arpentant sans relâche le pont dans la manœuvre ; oui, le fait de l’existence de cet être humain, de cette créature semblable à moi-même, me hanta, dans le lieu solitaire où je l’évoquais, non pas comme un spectre, mais comme un ami bassement outragé. Le grand vaisseau-trésor était-il vraiment là tout armé, tel qu’il était parti d’Espagne, mais devenu un jardin d’herbes marines et un gîte pour les poissons, sourd, sauf au bruit des eaux qui incessamment le lavaient, immobile sous le mouvement des algues qui l’avaient envahi ? Cette vieille forteresse marine populeuse, qui jadis chevauchait les mers, était-elle transformée en récif ? Ou bien,