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me mis à rire en mesurant le temps écoulé depuis la ruine de ce grand château flottant, l’Espirito Santo, et en songeant à la faiblesse dont ferait preuve celui qui tiendrait compte de droits éteints, de malheurs oubliés depuis des siècles.

Mes projets de recherche s’appuyaient sur une théorie bien arrêtée. La direction du courant et les sondages indiquaient le côté est de la baie, sous la chaîne des rochers. Si le vaisseau s’était perdu dans la baie de Sandag et si quelques morceaux de sa carcasse tenaient encore ensemble, c’était là que je devais le trouver. Comme je l’ai déjà dit, l’eau devient très brusquement profonde, et tout près du roc elle mesure déjà plusieurs brasses. En marchant le long de cette espèce de corniche, je distinguais au loin le fond de sable ; le soleil y brillait d’une lumière verte égale et claire, toute la baie semblait être de cristal transparent ; seul un frémissement interne, un jeu de lumière particulier, un faible lapement de temps à autre, quelques bulles auprès du bord, révélaient que ce cristal était de l’eau. Les ombres des rochers s’étendaient à leur pied sur une certaine distance, de sorte que mon ombre à moi, se remuant, s’arrêtant, se penchant à leur sommet, atteignait parfois jusqu’à moitié de la baie. Ce fut principalement dans cette ceinture d’ombres que je donnai la chasse à l’Espirito Santo, puisque c’était là que le courant sous-marin était le plus fort. Toute fraîche que parût l’eau par cette journée brûlante, elle semblait là plus fraîche encore et tentait le regard comme si elle lui eût adressé une invitation mystérieuse. Mais j’avais beau chercher, je ne voyais rien que quelques poissons ou une touffe d’herbe marine, ou encore çà et là un quartier de rocher qui, tombé d’en haut, reposait maintenant sur le tapis de sable. Deux fois je me promenai d’un bout à l’autre du banc de rocher, sans rien découvrir des débris ni de l’endroit où ils pouvaient être, sauf sur un point cependant : c’était une large terrasse, noyée dans cinq brasses d’eau et qui s’élevait au-dessus du sable, comme une continuation des rochers où je marchais. La végétation sous-marine y formait une véritable forêt qui m’empêchait de juger de sa nature, mais, par les contours et la dimension, cette masse pouvait représenter à peu près une coque de navire. Je n’avais que cette chance unique. Si l’Espirito Santo ne se cachait pas là sous le goémon, il n’était nulle part dans la baie de Sandag. Je résolus donc de m’assurer de la chose et de m’en retourner, enrichi une bonne fois, ou guéri à jamais de mes rêves de fortune.

Je me déshabillai, puis je restai un instant sur l’extrême bord du rocher, irrésolu, les mains jointes. La baie était à cette heure absolument tranquille. Pas le moindre bruit, sauf celui que faisait quelque part derrière la pointe, une bande invisible de marsouins, et cependant, au seuil de mon aventure, une certaine crainte me