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Deux individus, nu-tête, les manches retroussées, et un autre armé d’une gaffe, le tenaient amarré avec peine, car de minute en minute le courant devenait plus fort. À quelque distance, sur le banc de rochers, deux autres hommes vêtus en bourgeois vaquaient ensemble à quelque besogne dont je compris assez vite la nature, puisqu’ils étaient munis de compas ; sans doute ils procédaient à un relèvement quelconque. Je vis l’un d’eux dérouler une feuille de papier et y poser le doigt, comme s’il vérifiait un plan. Pendant ce temps, un troisième errait de long en large, fouillant les rochers. Tandis que je les observais avec une sorte de stupeur, le troisième personnage s’arrêta soudain et poussa un cri si perçant qu’il frappa mon oreille sur la colline. Les autres coururent vers lui, et je vis le tibia passer de main en main avec la boucle de soulier, ces messieurs échangeant des gestes de surprise et de vif intérêt. Mais les matelots criaient de la barque avec des intonations toutes différentes ; ils montraient les nuages noirs qui, partis de l’ouest, déployaient leurs plis ténébreux sur tout le ciel avec une rapidité croissante. Les inconnus parurent se consulter ; sans doute le danger leur parut trop pressant pour qu’on le bravât, car ils se précipitèrent dans le bateau, emportant mes reliques, et sortirent de la baie à force de rames. De mon côté, je courus vers la maison. Quels que fussent ces hommes, il convenait que mon oncle fût averti sans retard de leur présence. À cette époque, on pouvait craindre encore une descente des Jacobites ; peut-être le prince Charles, que mon oncle abhorrait, était-il parmi les trois individus de rang supérieur que j’avais vus sur le rocher. Cependant, tout en bondissant de rocher en rocher, je réfléchissais, et mon bon sens rejetait cette supposition.

Le compas, la carte, l’intérêt éveillé par la boucle de soulier et la conduite de celui des étrangers qui avait paru si souvent interroger du regard la profondeur de l’eau, tout me suggérait une autre explication assez plausible. Le souvenir de l’historien madrilène, des recherches organisées par le docteur Robertson, de l’étranger barbu avec toutes ses bagues, de mes propres explorations le matin même dans les eaux de Sandag-Bay, acheva de m’éclairer. Je conclus que ces étrangers devaient être des Espagnols en quête des trésors submergés de l’Armada. Mais les habitans d’îles écartées du monde telles qu’Aros doivent veiller sur leur propre sûreté ; personne ne les protège, et la présence en un pareil endroit de cette poignée d’aventuriers pauvres, avides, probablement sans scrupules, me remplit d’appréhensions. Je craignis pour l’argent de mon oncle et même pour la sûreté de sa fille. Comment nous défaire de ces intrus ? Je me le demandais encore quand j’arrivai hors d’haleine au sommet d’Aros. À cette heure une ombre épaisse envelop-