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LES GAIS COMPAGNONS.

pait toute la terre ; seulement, à l’extrême Orient, sur une colline de la terre ferme, un dernier rayon de soleil languissait ; la pluie commençait à tomber, non pas lourdement, mais par grosses gouttes ; la mer montait à chaque moment, déjà une bande d’écume blanche ceignait Aros et les côtes les plus proches de Grisapol. La barque se hâtait toujours vers la mer, et je découvrais maintenant ce qui plus bas avait passé pour moi inaperçu, la présence d’une grande belle goélette à la lourde mâture, près de la pointe sud. Puisque je ne l’avais pas aperçue le matin, alors que j’observais avec tant d’attention les signes du temps, sur ces eaux désertes où surgissait si rarement une voile, il était clair qu’elle devait avoir passé la nuit derrière Eilean-Gour, et ceci prouvait assez qu’elle était montée par des hommes étrangers à notre côte, car ce mouillage, bien qu’il soit d’assez bonne apparence, est une véritable embûche pour les navires. Avec un équipage ignorant à ce degré, sur une côte aussi dangereuse, la bourrasque imminente avait grande chance d’amener la mort sur ses ailes.


IV.

Je trouvai mon oncle devant le pignon, observant les symptômes du gros temps, une pipe entre ses doigts.

— Écoutez, lui dis-je, il y a des hommes sur le rivage de Sandag-Bay…

Je ne pus continuer, tant l’effet de mes paroles fut extraordinaire. Mon oncle laissa tomber sa pipe et trébucha en se retenant au mur, la bouche béante, les yeux hors de la tête, sa longue face blanche comme du papier. Nous nous regardâmes l’un l’autre en silence, l’espace d’un quart de minute peut-être, avant qu’il ne me fît cette singulière question :

— Avait-il un bonnet poilu ?

Et aussitôt je sus, aussi bien que si j’eusse été présent à la catastrophe, que l’homme qui gisait maintenant sous la terre à Sandag avait porté un bonnet de fourrure et qu’il n’était pas arrivé mort dans l’île. Pour la première et pour la seule fois, je m’emportai contre mon bienfaiteur, contre le père de la femme que j’espérais appeler mienne.

— Ceux que j’ai vus, dis-je, étaient des vivans, peut-être des Jacobites, peut-être des Français, peut-être des pirates ou des aventuriers venus à la recherche du trésor espagnol. Quant à vos propres terreurs, des terreurs criminelles, le mort sommeille toujours là où vous l’avez couché. J’ai visité sa tombe ce matin. Il ne s’éveillera pas avant le jour du jugement.

Mon oncle fixa sur moi ses yeux dont les paupières clignotaient