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LES GAIS COMPAGNONS.

Quelque chose qui ressemblait à de la peur me glaça ; pour l’emmener, je lui rappelai que nous n’avions pas dîné ; mais rien ne put l’arracher à son poste.

— Charlie, mon gars, il faut que je voie toute l’affaire.

Et comme la goélette virait de bord pour la seconde fois :

— Oh ! mais ils manœuvrent bien, cria-t-il. Le Christ-Anna n’était rien en comparaison.

Sans doute l’équipage commençait à se rendre compte de la situation ; chaque fois que s’apaisait le vent capricieux, ces malheureux devaient s’apercevoir de la rapidité avec laquelle le courant repoussait leur navire condamné. Les bordées qu’il courait étaient de plus en plus courtes ; de seconde en seconde les lames grossissantes mugissaient en écumant sur quelque nouveau récif à fleur d’eau, qui apparaissait dans le creux des vagues acharnées contre la goélette. Tous les hommes étaient aux poulies ; personne, je vous jure, ne flânait parmi ces braves que j’aurais voulu à tout prix tirer de peine. Mais l’horrible scène excitait au contraire chez mon oncle une admiration de connaisseur. Quand, n’y pouvant plus tenir, je redescendis la colline, il resta couché sur le ventre, au sommet, les deux mains en avant, s’accrochant à la bruyère ; on eût dit qu’il rajeunissait d’esprit et de corps.

En rentrant au logis, le cœur gros, je trouvai ma cousine, les manches retroussées jusqu’au coude, occupée tranquillement à faire du pain. En silence je pris sur le dressoir un gâteau d’avoine et me mis à manger.

— Tu as l’air las ? me dit-elle.

— Oui, fis-je, en me levant, je suis las d’attendre et las de ce pays. Allons, tu me connais assez pour savoir que je ne te donnerais pas un conseil aussi grave sans de bonnes raisons. Eh bien ! je te le dis ; il vaut mieux que tu vives n’importe où que de rester ici.

— Et moi, je te réponds que je serai toujours là où se trouve mon devoir.

— On a des devoirs envers soi-même, Mary.

— As-tu vu cela dans la Bible ? répliqua-t-elle en pétrissant sa pâte avec énergie.

— Mary, repris-je solennellement, ne te moque pas de moi. Si nous pouvons emmener ton père, cela vaudra mieux, mais avec ou sans lui, je veux t’emporter hors d’ici ; pour l’amour de toi et de moi-même, pour le bien de mon oncle aussi, c’est nécessaire… Il faut nous en aller loin. J’étais venu avec d’autres pensées… comme on revient au foyer, mais tout est changé à présent et je n’ai plus qu’une volonté, m’envoler, c’est le mot, m’en-