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voler comme un oiseau hors de la portée des pièges de l’oiseleur, quitter ce lieu maudit.

Elle avait achevé sa besogne et s’essuyait les bras.

— Crois-tu donc, dit-elle lentement, que je n’ai point d’yeux ni d’oreilles ? Crois-tu que j’aie pu vivre avec lui jour par jour, sans découvrir ce que tu as découvert dès la première heure ? Non, je sens que quelque chose de mal s’est passé. Quoi ? je ne le sais pas et je n’ai nulle envie de le savoir. L’indiscrétion n’a jamais rien produit de bon. Mais, Charlie, ne me demande pas de quitter mon père. Tant qu’il y aura un souffle de vie dans son corps, je serai auprès de lui, et il ne nous restera pas bien longtemps,… de cela je suis sûre, va ! Son front porte une marque qui ne trompe pas… et peut-être… peut-être, est-ce pour le mieux !

Un silence s’ensuivit. Je ne savais que dire. Quand je relevai la tête, je la vis debout devant moi.

— Charlie, reprit-elle avec émotion, ce qui est le devoir pour moi ne l’est peut-être pas pour toi. Un péché pèse sur cette maison et un grand chagrin. Charge ton sac sur ton dos, va-t’en vers de meilleurs pays et de meilleures gens ; mais si l’envie te prend jamais de revenir, fût-ce dans vingt ans, tu me trouveras à t’attendre.

— Mary, répliquai-je, Mary, je t’ai demandé d’être ma femme, et ce que tu as répondu vaut un oui. Nous sommes tout de bon l’un à l’autre. Où tu seras, je serai aussi ; vrai, comme je dois paraître un jour devant Dieu.

Un grand vent se déchaîna soudain, puis parut se calmer et frémir autour de la maison d’Aros. C’était le prologue de la tempête ; les ténèbres anticipées du soir s’étaient répandues dans la chambre.

— Que Dieu ait pitié de tous les malheureux qui sont en mer, murmura Mary. Nous ne verrons plus mon père avant demain matin !

Alors elle me raconta, tandis qu’au coin du feu nous écoutions la rafale, comment ce changement était survenu chez mon oncle. Tout l’hiver précédent il s’était montré sombre et fantasque. Chaque fois, disait Mary, que dansaient les merry men, il restait dehors des heures, que ce fût la nuit ou le jour, à surveiller le tumulte de la mer, en guettant une voile à l’horizon. Après le 10 février, quand le débris où il avait trouvé l’opulence avait échoué à Sandag, il montra d’abord une gaîté peu naturelle qui devint ensuite une excitation de plus en plus sombre. Il négligeait sa besogne et tenait Rorie à ne rien faire. Tous les deux causaient souvent tout bas, d’un air mystérieux comme s’ils