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tion ; le ciel ressemblait à une grande voile où grondent des bruits sinistres, et quand, momentanément, le calme se rétablissait sur Aros, on entendait plus loin les plaintes de la rafale. Sur toutes les basses terres du Ross, le vent soufflait aussi violemment qu’en pleine mer ; Dieu seul sait quel tumulte il devait y avoir autour de la tête du Ben-Kyaw ! La pluie nous cinglait le visage ; le ressac battait la grève et les écueils avec un fracas incessant de tonnerre, plus haut sur un point, plus bas sur un autre, comme une musique d’orchestre ; mais cette masse de son ininterrompue n’avait presque pas de variations. Par-dessus ce vacarme affreux, j’entendais cependant les voix changeantes du Roost et les clameurs intermittentes des merry men. À cette heure la raison du nom qu’on leur donnait me fut expliquée, car le bruit qu’ils faisaient était presque joyeux ou tout au moins d’une jovialité sinistre, et en outre ce bruit semblait humain ; de même que des ivrognes, qui ont bu jusqu’à perdre la raison, braillent de concert dans leur sauvage démence, de même à mes yeux les vagues monstrueuses hurlaient autour d’Aros dans la nuit.

Bras dessus, bras dessous, et en luttant contre le vent qui nous faisait chanceler, nous avancions, Rorie et moi, avec effort. Plus d’une fois nous tombâmes ensemble sur le granit glissant. Meurtris, trempés, battus et hors d’haleine, nous mîmes près d’une demi-heure pour aller de la maison au monticule qui domine le Roost ; c’était, je l’ai dit, l’observatoire favori de mon oncle. À l’endroit où la falaise est la plus haute et la plus escarpée, une sorte de parapet naturel en terre peut abriter contre les vents ordinaires celui qui, assis à cette place, regarde à ses pieds le combat des vagues. Par une nuit semblable, naturellement, il ne voit que ténèbres agitées avec un fracas d’explosion ; l’écume s’élève et s’évanouit en un clin d’œil. Jamais encore les « gais compagnons » ne m’avaient semblé aussi excités. La fureur de leurs gambades ne se peut décrire. Très haut, bien au-dessus de nos têtes, à nous qui étions sur la falaise, jaillissaient leurs colonnes d’argent, brillantes dans l’obscurité et qui, à l’instant même, s’évanouissaient comme des fantômes. Tantôt tous les trois ensemble paraissaient et disparaissaient ainsi, tantôt le vent les prenait, et l’écume, alors, retombait sur nous. Cet étrange spectacle était plutôt étourdissant que grandiose ; la pensée s’abîmait dans ce tapage, une sorte de folie s’emparait de votre cerveau vide ; je me trouvai, tout à coup, suivant la danse des merry men, comme si un instrument quelconque l’eût réglée sur une mesure de gigue.

Mon oncle m’apparut d’abord à quelques mètres de distance dans une de ces lueurs crépusculaires, fugitives et livides, qui traversaient les ténèbres par intervalles. Il était debout, derrière le pa-