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LES GAIS COMPAGNONS.

avaient un secret, et lorsque Mary interrogeait l’un ou l’autre, ses questions étaient écartées avec une angoisse évidente. Depuis que Rorie avait fait remarquer pour la première fois ce poisson qui rôdait autour de l’embarcadère, son père n’avait mis le pied qu’une fois sur la terre principale du Ross. Cette fois-là, c’était à l’époque des grandes marées, il avait pu passer à pied sec, lorsque le flot était bas ; mais, s’étant attardé de l’autre côté, il s’était trouvé séparé d’Aros par le retour des eaux. Avec un cri d’angoisse, il s’élança à travers le détroit et arriva chez lui terrifié, en proie à une fièvre violente. La crainte de la mer, une pensée constante qui le hantait, perça dès lors dans tous ses discours, dans toutes ses prières, et dans ses yeux mêmes, quand il se taisait. Tel fut le récit de ma cousine.

Rorie vint seul souper avec nous ; mais, un peu plus tard, Gordon Darnaway parut, une bouteille sous le bras, mit du pain dans sa poche et retourna vite à son observatoire, suivi cette fois du vieux serviteur. J’appris que la goélette lâchait pied de plus en plus, malgré le courage et l’habileté des hommes qui la montaient. Cette nouvelle remplit pour ainsi dire mon esprit de ténèbres.

Après le coucher du soleil, le coup de vent se manifesta avec une fureur dont je n’ai jamais vu d’exemple, en été surtout. Mary et moi nous étions assis silencieux, la maison craquant au-dessus de nos têtes, le feu, où tombaient sans cesse des gouttes de pluie, sifflant et crachant entre nous. Nos pensées étaient loin ; tantôt avec les pauvres diables qui montaient la goélette, tantôt avec mon malheureux oncle, sans abri sur le promontoire. De temps à autre, on eût dit que des projectiles donnaient l’assaut au pignon ; le feu jetait une flamme plus vive, et chacun de nous sentait son cœur bondir dans sa poitrine. Il semblait parfois que la tempête secouât les quatre coins du toit, avec des mugissemens de Léviathan furieux. Puis des tourbillons d’air froid pénétraient dans la chambre, puis encore le vent recommençait un concert mélancolique, appelant dans la cheminée, pleurant avec une douceur de flûte tout autour du logis.

Il était huit heures environ quand Rorie vint me chercher. Mon oncle, paraît-il, avait effrayé même ce fidèle camarade, et Rorie, inquiet de son extravagance, me priait de venir partager sa veille.

Je me hâtai de le suivre, d’autant plus que l’horreur particulière et la tension électrique de cette nuit me rendaient nerveux et disposé à agir. Je dis à Mary de ne rien craindre, que j’allais protéger son père, et, m’enveloppant chaudement d’un plaid, je suivis Rorie.

La nuit était noire comme au mois de janvier ; des intervalles de crépuscule alternaient avec l’obscurité profonde : impossible de s’expliquer la cause de ces changemens. Le vent vous ôtait la respira-