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son sort, les bras croisés. Quand je fus près, il me parla dans une langue dont je ne compris pas un mot. Vainement j’essayai de lui faire entendre mes bonnes intentions, tant en anglais qu’en gaélique, il fallait évidemment nous en tenir au langage des signes. Je lui enjoignis donc ainsi de me suivre, ce qu’il fit avec la majesté tranquille d’un roi déchu ; son visage était tout le temps resté impassible, — aucun passage de l’anxiété à la joie. Si cet homme était un esclave, il avait dû tomber à cette condition de quelque haut rang dans son pays ; je ne pus m’empêcher d’admirer sa contenance.

En passant devant la tombe, je levai les yeux et les mains au ciel en témoignage de respect ; lui, répondit en s’inclinant, les mains étendues ; je supposai que c’était ainsi que, dans le pays dont il venait, on honorait les morts. En même temps il montrait mon oncle, que nous apercevions, perché sur un monticule, et se touchait le front du doigt.

Nous prîmes le chemin le moins court en longeant le rivage, car je craignais d’exciter le malheureux fou si nous traversions l’île sous ses yeux ; tout en marchant, je préparais une petite scène qui allait me permettre d’éclaircir ce mystère. M’arrêtant sur un rocher, je me mis à imiter devant mon compagnon les mouvemens de l’homme que j’avais vu, la veille, prendre des mesures avec son compas à Sandag. Il comprit tout de suite, entra dans le jeu et me montra où se trouvait le bateau en indiquant sur mer la situation de la goélette, puis la chaîne de rochers, avec ces mois Espirito Santo, bizarrement prononcés, mais néanmoins très intelligibles. Je ne me trompais donc pas dans mes conjectures. Les prétendues recherches historiques recouvraient une chasse au trésor ; l’aventurier qui s’était joué du docteur Robertson était le même qui avait visité Grisapol au printemps et qui maintenant, avec beaucoup d’autres, gisait mort sous les eaux perfides du Roost ; la cupidité avait amené là plus d’une victime dont les os seraient secoués par les vagues en courroux durant l’éternité.

Le nègre continuait cependant son expressive imitation de la scène, tantôt regardant le ciel, comme s’il eût épié l’approche d’une tempête, tantôt dans un rôle de matelot, conviant les autres à se rembarquer, tantôt penché sur les rames d’un air de précipitation, mais toujours avec la même solennité, de sorte que je ne fus jamais tenté même de sourire. À la fin il me fit comprendre par une pantomime, plus éloquente que tout le reste, comment, s’étant par malheur éloigné des autres pour examiner le navire échoué, il avait été abandonné par ses camarades qui, uniquement soucieux de leur propre sûreté, l’avaient oublié sur cette côte déserte.