Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 95.djvu/135

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.
129
LES GAIS COMPAGNONS.

Puis, croisant ses bras de nouveau, il baissa la tête comme un homme qui accepte sa destinée.

La présence de cet être mystérieux m’étant expliquée, je tâchai de lui faire comprendre que le bateau et tous ceux qu’il portait s’étaient perdus. Il ne montra ni surprise ni chagrin et, levant deux mains ouvertes, sembla recommander à Dieu ses amis ou ses maîtres défunts ; à mesure que j’observais cet homme, mon respect pour sa dignité calme augmentait et, quand nous atteignîmes la maison d’Aros, je lui avais pardonné sa couleur. À Mary je racontai tout ce qui s’était passé, sans rien supprimer, quoique mon cœur défaillît, je l’avoue, mais j’avais tort de mettre en doute chez elle le sentiment de la justice.

— Tu as bien fait, me dit-elle. Que la volonté de Dieu s’accomplisse.

Et elle nous servit à manger. Aussitôt que j’eus calmé ma faim, je recommandai à Rorie d’avoir l’œil sur le nègre, et j’allai à la recherche de mon oncle.

Il m’apparut assis, à la même place et dans la même attitude, sur le monticule le plus élevé. De ce point, comme je l’ai dit, presque tout Aros se déployait à ses pieds comme une carte, et il était clair qu’il interrogeait du regard les différentes directions, car, à peine m’eut-il vu, qu’il bondit sur ses pieds. Je l’appelai comme de coutume pour l’avertir de venir dîner, mais il ne répondit d’aucune manière ; je me rapprochai un peu, essayant d’entrer en pourparlers, toujours sans résultat ; quand il me vit faire vers lui un mouvement de plus, ses folles craintes le reprirent et, avec une vélocité incroyable, il se mit à fuir le long du sommet rocheux de la colline. Une heure auparavant il paraissait las, mais la fièvre de la démence lui prêtait des forces surhumaines, et il me fallut renoncer à le poursuivre, d’autant plus que je craignais en m’acharnant d’augmenter ses terreurs. Je revins, fort triste, faire mon rapport à Mary. Elle m’écouta sans rien témoigner de ses impressions et me supplia d’aller prendre un peu de repos ; je ne résistai pas, car j’étais rompu de fatigue ; je dormis longtemps, profondément ; à l’âge que j’avais alors, rien n’empêche un homme d’avoir appétit et sommeil. Lorsque je m’éveillai, l’après-midi était avancée déjà ; je descendis à la cuisine ; ma cousine, Rorie et le noir étranger y étaient assis autour du feu, en silence ; il me parut que Mary avait dû beaucoup pleurer. Hélas ! ses larmes n’étaient que trop motivées.

Tour à tour, elle et Rorie avaient été à la recherche du fou ; chacun d’eux l’avait trouvé perché sur la même cime, prêt à s’échapper. Quant à le joindre, autant, disait Rorie, essayer de rattraper le vent ; il s’était dérobé comme un liève se dérobe aux chiens. Rorie,