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continue. Bénissons le caprice du sort qui a fait naître un Japonais à Nancy. M. Émile Gallé a ce regard dont nous parlions tout à l’heure ; il l’a dirigé sur une autre flore, et ces mêmes plantes dont nous avions fini par faire une ornementation conventionnelle, il leur a rendu une personnalité, un langage ; il a retrouvé les lois mystérieuses de leurs attitudes, soit qu’il incruste leur image dans la marqueterie de ses meubles, soit qu’il la jette dans la pâte de ses cristaux. Après les fleurs, tout le monde des vivans y passe, les oiseaux, les poissons, les insectes, et des hommes aussi, des figures et des corps d’aujourd’hui, tels que les a vus M. Galle dans les champs où il herborisait. Après l’exacte réalité, ses recompositions spirituelles : des larves d’êtres qui pourraient exister, qui luttent tragiquement pour arriver à la clarté de la vie, dans les demi-ténèbres de ces verres fumés que l’artiste affectionne. Par-lois la fantaisie du symboliste procède d’Edgar Poë et de Baudelaire ; elle demande à cette matière complice des songes, le verre, de rendre des hallucinations qu’on approuverait au Chat-Noir et que signerait M. Odilon Redon ; mais d’autres ouvrages laissent croire, par l’abondance et la profondeur de cette fantaisie, que l’artisan lorrain s’est plutôt nourri de Shakspeare, et qu’il loge dans son cerveau la machine à transformer le réel où l’on reconnaît les grands poètes.

Quand on le compare à ses maîtres techniques, les Japonais, on aperçoit bien par où nous leur devons être supérieurs, et la comparaison permet de mettre des distinctions suffisamment précises sous ces mots vagues, le réalisme et l’idéalisme. Malgré toute son habileté, M. Gallé n’extraira jamais du monde extérieur la quantité de vie qu’un Japonais sait en tirer ; mais cette vie, l’homme d’Orient ne peut la retravailler que jusqu’à un certain point ; il lui manque l’outil que nous devons à une hérédité intellectuelle plus complète, plus riche, fit la suprême jouissance de l’art, quoi qu’on en dise, n’est pas dans la vue, mais dans la vision ; parce que l’intérêt le plus poignant pour nous n’est pas dans les choses, il n’est pas même dans le spectacle de la vie générale, si puissante que vous nous en rendiez l’image, il est dans l’homme, et dans ce que l’homme connaît le moins de lui-même. — Regardez chez M. Gallé ce petit flacon, une simple bulle de verre au long col, où des hirondelles perchent sur une branche de feuillée, si tristes, au-dessus de quelques rimes qui parlent de l’automne. C’est là ce que les peintres de pur métier, et qui se croient réalistes, appellent dédaigneusement le genre littéraire, le genre romance ; ce que nous appelons, nous autres pauvres hères, la poésie. Cela, c’est interdit au Japonais, parce qu’il y a dans