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cette bulle, accumulé par les siècles, tout un trésor patrimonial de pensées, de souffrances, de morales, d’inquiétudes et de mélancolies supérieures, toute la révision du monde par le regard intérieur, depuis Homère jusqu’à nous. La vue d’un vase japonais me procure un vif plaisir ; mais si l’on pouvait mesurer au sphygmographe l’intensité des sensations esthétiques, la courbe de l’instrument s’élèverait pour chacun de nous, aussitôt qu’on substituerait à ce vase, sous nos yeux, le flacon du poète occidental.

En quittant ce révolutionnaire qui a réussi, je me sens encouragé à placer un propos subversif. Nous aurions dû commencer cette promenade en allant rendre nos hommages dans les chapelles officielles où Sèvres et les Gobelins exposent leurs produits. J’y fus. J’ai vu l’Etat gracieux et correct dans son rôle de fabricant, gardien du goût ; j’ai admiré comme il recuit fidèlement le biscuit qui plaisait à Mme de Pompadour, comme il repeint avec adresse la bergère dans le fond de l’assiette et la guirlande sur le marli, comme il rebrode sur les métiers de haute lisse, en trompe-l’œil chromolithographique, les Saisons et les Points cardinaux. On dirait de l’huile. En sortant, je me suis enquis du budget des manufactures nationales ; pour Sèvres, Beauvais et les Gobelins ensemble, c’est bien près d’un million. J’ai calculé la fraction de centimes afférente à ma cote personnelle sur ce million, et je prévois que désormais, je verserai ces centimes au percepteur avec plus de tristesse. Je comprends le roi Louis XIV et le roi Louis XV encourageant l’essor d’industries difficiles, peu répandues, et créant pour l’usage de la cour, — c’est dans cet esprit que furent fondés les Gobelins, — un atelier où les meilleurs ouvriers travailleraient à l’ameublement des palais. Je comprends, aujourd’hui encore, le roi Christian IX établissant en Danemark cette manufacture dont nous avons loué les produits. Mais vous et moi, à Paris, en 1889, pourquoi encouragerions-nous deux industries spéciales au détriment des autres, alors que vingt, trente céramistes ou tapissiers peuvent faire les mêmes choses, si on les leur demande, avec le seul stimulant de la concurrence commerciale ? Et les économistes affirment qu’à conditions égales, l’industrie privée travaille toujours mieux que l’État. Si on ne les demande pas, ces choses, pourquoi les faire ? Pour envoyer des présens aux souverains exotiques ? Mais avec un bon crédit de vingt mille francs, M. le ministre des affaires étrangères trouvera rue Paradis-Poissonnière de quoi combler tous les potentats de l’Asie.

Loin de nous toutefois la pensée de réclamer l’extermination des manufactures nationales : ce serait plus révolutionnaire que d’attaquer le trône et l’autel. Je prends date pour une modeste requête.