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colère, la vengeance, l’hostilité sous ses mille formes, provient de ce que nous avons une conscience incomplète et purement abstraite d’autrui, de ce que nous n’avons pas vraiment conscience des autres et de leur identité avec nous : si nous pouvions passer dans l’être qui nous hait et que nous haïssons, que deviendrait notre haine ? Un philosophe poète a placé dans la bouche de Spinoza ces vers :


On ne peut plus haïr l’être qu’on a compris ;
Je tâche donc toujours d’aller au fond des âmes.
Nous nous ressemblons tant ! Je retrouve, surpris.
Un peu du bien que j’aime au cœur des plus infâmes,
Et quelque chose d’eux Jusqu’en mon dur mépris.
Aussi je n’ose plus mépriser rien. La haine
N’a même pas en moi laissé place au dédain :
Rien n’est vil sous les cieux, car il n’est rien de vain[1].


Ce sentiment spinoziste aura certainement sa place dans la morale future, mais ce ne sera encore qu’une place secondaire. Spinoza, en effet, s’en tient encore à l’intelligence proprement dite, à la science qui explique les effets par leurs causes, qui relie selon des lois régulières un phénomène à un autre phénomène : la sérénité de la science est faite de froideur. Mais il ne faut pas seulement comprendre celui qui nous hait ; il faut pénétrer dans sa conscience même au point de sentir ce qu’il sent comme ce que nous sentons, de vouloir ce qu’il veut comme ce que nous voulons : il faut aimer celui qui nous hait. De là cette formule de toute morale future, implicitement contenue dans la morale de tous les temps : — agis envers les autres comme si tu avais conscience des autres en même temps que de toi, car ils sont des consciences comme ta propre conscience.

Puisqu’en fait la conscience d’autrui n’est pas seulement pour nous un fantôme intérieur, un rêve, puisque nous lui attribuons une réalité aussi réelle que la nôtre et de même rang que la nôtre, nous avons nécessairement l’idée d’une réalité commune à tous, d’une vérité et même d’une existence qui nous dépasse, qui est « l’être universel. » C’est l’idée suprême de l’intelligence, qu’aucune doctrine ne pourra nier. De là va naître pour l’homme, être intelligent, un idéal moral. En effet, puisque mon intelligence, en vertu même de sa nature, sort ainsi du moi pour embrasser l’universalité des êtres, la complète satisfaction de mon intelligence, son bien idéal serait évidemment d’être élevée à la hauteur d’une intelligence universelle. Voilà donc un nouveau principe sur lequel l’accord ne peut manquer de se faire. La grande question sera seulement de savoir en quoi consisterait

  1. Guyau, Vers d’un philosophe.