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Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 95.djvu/352

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la guerre une conception assez étroite et assez primitive, pour s’imaginer que le rôle de la cavalerie se mesure au nombre des pertes matérielles que son sabre inflige ? Les cinq mille cuirassiers qui chargèrent à Aspern ; les quatre-vingts escadrons qui, à Eylau, s’élancèrent sur le centre de l’armée russe ; les flots de cavalerie alliée qui inondèrent les plaines de Waterloo ; les six escadrons de Brédow qui succombèrent à Vionville, produisirent-ils par leur choc des pertes véritablement sensibles ? Assurément non, — et peu importe ! Car ils obtinrent des résultats tactiques considérables. De ce fait, ils recueillirent, en quelques minutes, le fruit de longs efforts ; ils épargnèrent à leurs armées bien d’autres sacrifices. En regard de ces résultats positifs, a-t-on le droit d’invoquer la vaine philosophie des pertes et d’agiter à nos yeux le spectre de la mort ? Le philanthrope seul doit compter avec elle. Le soldat, par métier, est fait pour l’affronter. Et le cavalier mieux que tout autre, car si l’infanterie marche au danger, la cavalerie y court[1]. L’infanterie, l’artillerie, au même degré que nous, sont menacées par la puissance croissante du feu. Ces armes ont-elles pour cela renoncé à leur rôle tactique ; ou bien la cavalerie seule a-t-elle l’étrange prétention d’atteindre le but sans laisser sur la route son tribut de cadavres ?

Écartons donc une fois pour toutes ces considérations dilatoires, ces discussions dignes des temps héroïques où le succès dépendait du chiffre brut des pertes. L’idée tactique, l’idée de la manœuvre obtenant sur les champs de bataille des résultats d’ensemble, — des résultats généralisés, — est la seule loi dont nous puissions aujourd’hui nous réclamer. Pour la cavalerie, Frédéric et Napoléon en ont posé les premiers principes. Dans ses considérations sur la campagne d’Egypte, ce dernier en a laissé une bien frappante image : « Deux mamelucks, écrivait-il, tenaient tête à trois Français parce qu’ils étaient mieux armés, mieux montés, mieux exercés ; mais 100 cavaliers français ne craignaient pas 100 mamelucks, 300 étaient vainqueurs d’un pareil nombre, 1,000 en combattaient 1,500, tant est grande l’influence de la tactique, de l’ordre et des évolutions[2]. » Toute la différence est là. Entre les deux époques, comme entre les deux systèmes, il y a un abîme.

Aussi bien l’objection principale opposée à l’action de la cavalerie sur les champs de bataille, — la puissance du fou, — a été, dans ses effets, singulièrement dénaturée. Elle encore porte l’empreinte de

  1. Colonel Ardant du Picq, le Combat.
  2. Napoléon, Mémoires.