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vivante par laquelle un poète exprime le sens profond des choses dans les apparences mêmes de la réalité. De plus, quand Diderot réclame la distribution des personnages aux divers plans de la scène en groupes vivans dans des attitudes expressives, il faut se représenter les acteurs d’alors resserrés dans un espace de quelques pieds par une foule bruyante de spectateurs qui s’étalaient sur la scène, et déclamant leurs rôles avec des gestes compassés, devant le trou du souffleur, faisant face au public invariablement, sans pour ainsi dire se douter qu’ils parlaient à d’autres qu’à lui.

En général, la théorie de Diderot n’est peut-être pas la meilleure qu’on pût imaginer, s’il s’était agi de créer de toutes pièces l’art dramatique, dans un pays qui ne l’aurait point connu jusque-là : mais puisque le théâtre en France avait un long passé, puisqu’on ne pouvait faire abstraction de tout le développement antérieur, puisqu’il s’agissait non d’une création absolue, mais d’une restauration, les idées de Diderot étaient peut-être relativement les plus justes et les plus capables de remédier à l’épuisement de la poésie dramatique. En tout cas, bonnes ou mauvaises, elles ont eu un mérite : la fécondité. Si elles n’ont pas suscité de nouveaux Misanthropes ou de nouvelles Phèdres, ce qu’elles ont produit valait mieux que tous les Glorieux et les Méchans dont elles ont débarrassé la scène. En effet, Diderot réclame une action variée et naturelle, allant « au-delà de la froide uniformité des choses communes, » mais sans roman pourtant, où tout soit simple et nécessaire. Il veut un mouvement continu, qui ne cesse pas même dans les entr’actes, en sorte que la dissipation de l’émotion, pendant que la toile est baissée, soit compensée ensuite par le surcroît de force dramatique, dès que la toile se relève. Il préfère aux combinaisons d’incidens, aux coups de théâtre, le développement progressif des caractères et des passions. Il imagine la « possibilité de discuter au théâtre les points de morale les plus importans, et cela sans nuire à la marche violente et rapide de l’action ; » et par conséquent il faudra que la thèse morale soit au cœur même de la pièce sans rayonner en maximes. Il proscrit l’esprit de mots, les surprises faites au spectateur : ce que les personnages ignorent doit être connu d’abord du public. Il admet les scènes épisodiques de personnages qu’on ne revoit plus, comme dans la réalité passent souvent des gens qui font en un moment notre bonheur ou notre malheur et qui disparaissent comme ils sont venus. Il marque la prose comme la forme naturelle et convenable de la comédie vraie. Il recommande la vérité du décor, mais il n’admet que le décor nécessaire, qui explique et soutient l’action. Il exige que les acteurs vêtus conformément à leurs rôles aillent et viennent par toute la scène, se lèvent, s’asseyent, tournent même le dos au public ;