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qu’ils récitent naturellement, comme d’honnêtes gens qui parlent de leurs affaires ou que leurs passions emportent. Plus de cri que de chant ; de l’accent, mais pas de ronflement ; que les gestes, les jeux de physionomie traduisent exactement et largement l’esprit du rôle ; que la pantomime, qui soutiendra toujours le dialogue, y supplée même parfois dans des scènes muettes. Ces moyens que Diderot indiquait pour relever le théâtre sont précisément ceux qu’on a employés de nos jours, et s’il en est quelqu’un auquel M. Augier ou M. Dumas n’ait pas eu recours, nos naturalistes l’ont soigneusement ramassé pour révolutionner l’art dramatique. Au reste, Diderot ne prétendait pas annuler la poétique du XVIIe siècle en y substituant la sienne, il admirait plus que personne Racine et Molière : ce n’est pas contre eux, c’est contre leurs faux imitateurs qu’il écrit, et les conseils qu’il donne nous rapprochent au fond plus qu’ils ne nous éloignent de l’idéal classique. Diderot ne rompt pas avec les règles anciennes ; il a compris ce qu’il y avait de vrai, d’efficace, de convenable à la fois à la nature du poème dramatique et au génie français dans les conventions du théâtre et dans les unités. Mais il en observe l’esprit et non la lettre : il admet les monologues, comme moyens d’atteindre certaines vérités profondes que le dialogue ne saurait exprimer avec vraisemblance. Il veut l’unité d’action, et une action concentrée dans le temps et dans l’espace par l’élimination de tous les incidens étrangers ou inutiles. En somme, bien que Diderot n’ait pas su rendre, ni même voir la vie, sa doctrine avait pour but de replacer l’art devant la vie, qui en est l’objet, et d’écarter tout ce qui s’interposait entre eux d’habitudes et de procédés.

L’influence de Diderot fut immense. En France, Sedaine ; en Allemagne, Lessing, même Schiller et Goethe procèdent de lui. Mais, comme il ne sut pas réaliser ses doctrines dans des œuvres et joindre aux préceptes la souveraine clarté des exemples, il détruisit plus qu’il ne fonda ; on comprit mieux ce qu’il rejetait que ce qu’il voulait. Quelques paroles imprudentes qui lui avaient échappé sur les classiques eurent de graves conséquences. Un de ses fidèles disciples, l’intempérant Beaumarchais, fit entendre le premier cri du romantisme en écrivant dans sa préface d’Eugénie : « Si quelqu’un est assez barbare, assez classique… » C’en est fait : comme dans l’ordre politique, la guerre au passé va devenir pour cinquante ans le mot d’ordre des réformateurs littéraires. Le Mariage ne peut que nous confirmer dans l’idée que Beaumarchais est un précurseur du romantisme. Qu’est-ce, en effet, que le romantisme au théâtre ? En négligeant le costume et tout ce qui est pour les yeux, c’est une transposition du comique au tragique : le romantisme fait passer un courant d’enthousiasme grandiose et de