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Il semble que dans le Saint Symphorien, Ingres, en déployant toute sa science, ait voulu, au contraire, accumuler les preuves de l’excellence du système classique. Comme la Bataille de Taillebourg, c’est une œuvre de combat ; dans les deux peintures, on fait montre évidente de virtuosité, là en fait de mouvement et de couleur, ici en fait d’expression et de dessin. Il est bien clair qu’Ingres a eu l’intention de provoquer les romantiques sur leur propre terrain, de leur enseigner ce qu’un dessinateur correct et ferme pouvait garder de clarté et de beauté, d’expression intellectuelle et de hauteur morale, même en entassant une multitude de figures dans un cadre restreint, même en agitant toutes ses figures d’une émotion violente et tragique. On s’étouffe sous les murs d’Autun comme sur le pont de Taillebourg. On s’y étouffe même, reconnaissons-le, avec moins de naturel ; il y a, sur les premiers plans, trop de morceaux de bravoure, de raccourcis à effet, de musculatures ronflantes, le tout exécuté avec une science admirable, mais une science qui se connaît trop et qui se montre trop. Pourquoi la virtuosité des grands dessinateurs paraît-elle souvent plus insupportable que la virtuosité des grands coloristes ? Peut-être parce qu’elle implique plus d’opiniâtreté dans le pédantisme et qu’elle s’impose plus profondément. Mais, cette première surprise passée, que d’admirables choses rassemblées, pressées, condensées dans cet étroit espace ! Comme nous sommes loin, à la fois, et du vide glacé des bas-reliefs peints du commencement du siècle, et du délayage impalpable des molles décorations d’aujourd’hui ! Comme tout est voulu, réfléchi, poussé à fond, d’un bout à l’autre, depuis cette mère, penchée sur la muraille, qui encourage et bénit son enfant par un geste héroïque d’une exagération passionnée et irrésistible, jusqu’à ce jeune saint, à la fois si énergique, et si délicat, qui réalise le type idéal du martyr enthousiaste et conscient et qui restera l’une des plus nobles créations de l’art français ! Quel que soit l’éclat de la Bataille de Taillebourg, n’est-il pas clair que cette figure, si précise, si étudiée, si puissamment synthétisée en toutes ses parties, se fixe dans l’imagination avec plus de persistance que le saint Louis, au geste rapide, au visage indécis, entrevu dans la poussière de la bataille, confondu avec son entourage ? Une peinture comme celle de Delacroix reste la preuve d’un génie exceptionnel, qui, tenant peu compte du passé, ne réserve rien pour l’avenir. Une peinture comme celle d’Ingres, plus froide en apparence, parce qu’elle est plus concentrée, ne laissant rien perdre de ce qui est acquis, devient une leçon durable et un exemple utile.

La plupart des autres peintures de Delacroix, la Liberté guidant