Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 95.djvu/567

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

avilissent les règles de la morale, qui, avec Besenval, considèrent le mariage comme un acte utile à la fortune et comme un inconvénient dont on ne peut se garantir qu’en en retranchant tous les devoirs, qui, en un mot, vivent dans un tourbillon perpétuel de corruption. Et malheureusement elles remplissent de leurs aventures les Mémoires, les oreilles de la foule : ce sont toujours les mêmes qui aiment, qui sont aimées, qui séduisent et qui sont séduites. Une partie de la noblesse de cour, des abbés à bénéfices, quelques membres du haut clergé vivent en dehors du devoir : mais, dans la noblesse de province, dans la haute bourgeoisie, l’église de France, l’armée et la magistrature, quelle dignité de mœurs, que de fortes vertus, quel respect des saines traditions ! Combien demeurent irréprochables, sans fracas, sans ostentation ; combien ressemblent à cette amie de la princesse de Lamballe que le vicomte de Sérent courtisait, l’assurant qu’entre honnêtes gens la plus tendre amitié succède ; elle lui répondit avec grâce : « Eh bien ! succédons dès aujourd’hui ; nous nous épargnerons les remords. » Seulement les ménages heureux n’ont pas d’histoire, les travers de la société s’étalent au grand soleil, ses qualités restent cachées à l’ombre, et personne ne s’avisera d’énumérer les soupirans éconduits par une femme honnête, tandis qu’on commente avec empressement la moindre faiblesse ou la simple hypothèse d’une faiblesse ; deux pics dans un bois y mèneront toujours plus de tapage que trois cents tourterelles. Que dirait-on d’un Chinois qui prétendrait écrire notre histoire en étudiant la seule Gazette des tribunaux ? Combien font comme ce Chinois, quand ils jugent leurs adversaires, quand ils accueillent les systèmes qui flattent leurs préjugés !

Mais ceux-là mêmes qui ont failli, doit-on les accabler sans miséricorde, les décréter à tout jamais incapables d’une bonne action, et, comme nos faiseurs de tragédies, faut-il proclamer l’unité du caractère ? Les libertins seront-ils toujours des libertins, les héros n’auront-ils que des heures d’héroïsme, les honnêtes gens n’hésiteront-ils pas quelquefois entre Dieu et le diable, cet état qui semblait si naturel à Mme de Sévigné ? Et n’est-ce pas le premier principe d’une psychologie sérieuse que cette diversité ondoyante des idées, que ces contrastes perpétuels entre la volonté et le cœur, entre l’imagination et la raison ? Des personnages tout d’une pièce, qui sont toujours eux-mêmes, dont on peut prédire la conduite à coup sûr dans chaque circonstance, on en rencontre assurément, mais comme on rencontre des phénomènes. M. de La Fayette et moi, disait Charles X en 1830, nous sommes les deux seuls qui n’ayons pas changé depuis 1789. Chaque homme est un monde, et chaque