Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 95.djvu/583

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

répondre au marquis de Continus : « Il faut convenir que le cordon bleu te serait nécessaire, car tu ressembles à un serrurier. » Aussi ne se gêne-t-elle point pour traiter de racaille aristocratique l’entourage de la reine, et ses coups de langue vont si loin qu’un de ses oncles, craignant sans doute d’être compromis, lui adressa les plus vifs reproches. « Ne pourriez-vous me donner tout cela en pilules ? » répliqua la marquise en lui tournant le dos. Sa rancune contre les Bourbons devait survivre au 10 août, au Temple, à la guillotine.

Les gens qu’elle malmène de la sorte lui rendent avec usure la monnaie de sa pièce : on raconte que sa coquetterie va jusqu’à la légèreté, on commente malignement certain duel entre le comte Roger de Damas[1] et le vicomte de Broglie à propos d’une rose tombée des mains de la marquise ; on fait courir cette épigramme que l’auteur met dans la bouche d’un amant disgracié :


Vous voltigez de conquête en conquête,
Plus vous fuyez, plus nous nous éloignons.
Pour moi, je cours de coquette en coquette :
Chemin faisant nous nous retrouverons.


Coquette, elle l’est assurément, mais à la façon de l’héroïne du Misanthrope, voulant donner l’amour, non le prendre, surtout ne pas aller au-delà des prémisses. Lauzun avait adopté un cachet allégorique représentant une rose épanouie, entourée d’une légion d’abeilles et de papillons, avec cette légende qui rendait hommage à la vertu de la marquise : Voilà ce que c’est que d’être rose : car elle préférait les abeilles aux papillons. Et, dans une lettre datée de ma galère, sur la mer Noire, le prince de Ligne compose le tableau satirique de ces prétendans qui se disputent vainement le cœur de Célimène : « Voilà le sort, madame la marquise. Je vous ai laissée au milieu d’une douzaine d’adorateurs qui ne vous entendent pas ; et moi, qui sais vous comprendre, je ne vous entendrai pas de longtemps. Me voici à douze cents lieues de vos charmes, mais toujours près de votre esprit, qui vient sans cesse se retracer à ma mémoire. Je vous vois envoyer un de ces messieurs pour faire mettre vos chevaux ; vous impatienter du compte qu’il vous rend des siens ; accabler un autre d’épigrammes et de plaisanteries ;

  1. Roger de Damas, ce type du chevalier errant au XVIIIe siècle, était en correspondance avec Mme de Coigny. A la veille de monter à l’assaut d’Ocsakow, il écrivit à sa sœur, Mme de Simiane, une lettre qu’il appelle son petit testament sentimental, et la pria, s’il mourait, de rendre ses lettres à la marquise. Rien d’ailleurs n’indique qu’il ait été autre chose qu’un soupirant idéal. (Voir sur Roger de Damas le travail si complet de M. Léonce Pingaud.)