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langue, empruntant au puissant effort qui rapproche, unit et confond les produits divers des sols, des climats et des races les plus disparates une souveraine éloquence.


II

A nos yeux éblouis, l’Asie, berceau du genre humain, déroule ses splendeurs, splendeurs bizarres, conceptions étranges d’un cerveau et d’un œil autrement conformés que les nôtres, d’une organisation sociale et politique consacrée par des siècles, immuable en apparence, mais dont les sourds craquemens révèlent que les jours sont comptés. Là aussi, l’idée subtile, insaisissable que la France a jetée au vent, idée d’indépendance, de progrès, de vie nationale, germe et grandit. Dans l’Inde, en apparence assoupie sous la pax britannica, soumise à l’Européen invisible et anémique, réfugié dans son bungalow, gouvernant, comme à Calcutta, au nombre de 300, une population de 800,000 Indiens ; à Madras, enfouie sous la verdure ; à Bombay, la Gapoue asiatique, où les femmes parsis à la taille svelte, aux yeux alanguis, rappellent par leurs bras nus et leurs bustes élancés les belles filles de la Grèce ; à Bénarès et à Delhi ; du cap Comorin à l’Himalaya, 260 millions d’êtres humains s’éveillent.

La façade marmoréenne et grandiose de l’imposant édifice construit par l’Angleterre se lézarde de crevasses profondes. Sur ce sol mouvant et tant de fois conquis, que d’établissemens éphémères qui se croyaient éternels et dont les ruines seules subsistent ! Que de dynasties écroulées, que de grands noms dont il reste à peine un souvenir ! Toujours conquise et jamais possédée, l’Inde a subi tous les jougs sans cesser d’être elle-même, souple et résistante, prodiguant à chacun de ses maîtres d’un jour l’antique respect que lui inspire la force et qui ne dure qu’autant qu’elle dure.

Puis les révoltes terribles succédant aux soumissions abjectes, les attentats odieux aux génuflexions serviles ; le viol, la torture, le massacre à des hommages presque divins ; le fauve surgissant dans l’esclave ; le croyant traînant son idole d’hier dans la boue, l’engorgeant et l’y noyant ; Delhi et Cawnpore en feu, les femmes outragées et coupées en morceaux, les enfans jetés par les fenêtres sur la pointe des baïonnettes, les supplices les plus monstrueux infligés à ceux devant qui l’on se prosternait la veille. L’Angleterre a vu cela en 1857. Si la répression a été impitoyable et l’effort prodigieux, si d’une main de fer elle a dompté la brute exaspérée et