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bonhomme passait pour avoir amassé une petite fortune, bien qu’il continuât d’observer l’économie la plus stricte, autant par goût que par prudence. Sa famille se nourrissait d’un mauvais pain noir plein de son, de gros légumes et de laitage. Elle s’habillait des étoffes les plus grossières et vivait dans la saleté et la vermine. L’un des fils, Josué, qui lut le père de Salomon Maimon, était un peu mieux vêtu que les autres à cause de son titre de rabbin, qui l’obligeait à garder certaines bienséances ; mais chaque fois qu’il se commandait un costume, le vieux Joseph se lamentait à haute voix : « Nos pères, disait-il, ne connaissaient pas ces modes nouvelles, et ils étaient cependant des gens pieux. Il te faut un habit de drap, il te faut des culottes de cuir, et avec des boutons encore, et le reste à l’avenant. Tu finiras par me réduire à la mendicité ; je serai mis en prison à cause de toi. Pauvre malheureux que je suis ! Qu’est-ce que je vais devenir ? »

D’autres dépenses le trouvaient encore plus intraitable. On ne put jamais obtenir de lui de se servir de chandelles. C’était à ses yeux une dépense tout à fait extravagante. Ses pères s’étaient toujours contentés d’éclats de bois résineux, qu’on fichait dans une fente du mur en bois ; pourquoi être plus difficiles qu’eux ? Il est vrai que ces éclats de bois mettaient périodiquement le feu à la maison, mais le grand-père Joseph fermait obstinément l’oreille à ces sortes de considérations. Les innovations lui semblaient autant d’impiétés, et le vieillard vivait dans la crainte du Seigneur.

Il n’admettait pas non plus qu’il pût faire aucune réparation à aucune construction. Les bateliers du Niémen entraient dans le magasin par les ouvertures sans fenêtres et le pillaient. Les paysans entraient dans les granges sans serrures et volaient le grain. Les loups entraient dans la bergerie par les trous des murs et emportaient les moutons. Le grand-père Joseph répondait à tous les gémissemens que les réparations regardaient le propriétaire, le prince Radzivil. Il se pouvait qu’il eût avantage à les faire à défaut du prince Radzivil ; mais elles ne le regardaient pas, et il était résolu à ne pas mettre un clou. Ses pères, avant lui, n’avaient jamais rien réparé.

Par les mêmes raisons, il se refusait absolument à consolider le pont. Ses pères s’y étaient toujours refusés, bien qu’il leur en coûtât cher. Il arrivait que les planches pourries cédaient sous les pas des chevaux, dont les cavaliers roulaient alors dans la boue. Quand la victime de l’accident était un noble polonais, celui-ci envoyait saisir le fermier de la grande ferme, le faisait amener sur le pont et fouetter, pour le punir de ne pas mieux entretenir le passage. Les pères du vieux Joseph avaient été ainsi cruellement fustigés. Plutôt que de céder et de réparer le pont, ils prirent le parti de placer