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n’était pas le premier venu et qu’il avait le besoin et le droit de sortir du Talmud. En Allemagne enfin, il publierait un manuscrit, son premier ouvrage, la chair de sa chair, — car il l’avait bien tiré tout entier de son cerveau, — qu’il était réduit à cacher de peur de scandale, et qui donnerait tout de suite sa mesure au monde savant.

Ce manuscrit chéri, qui date des années d’adolescence, renfermait les idées du petit Salomon du cabaret Rissia, aux souliers crevés et aux habits en loques, sur l’essence de Dieu et les origines du monde. L’idée lui en avait été suggérée par l’initiation à la Cabbale, la doctrine secrète des juifs. Il avait reconnu que les cabbalistes entendaient tout de travers la portion philosophique de la doctrine et il avait proposé une interprétation de son cru dans un grand travail que l’Autobiographie mentionne avec tendresse. « Je le conserve encore, écrit Maimon, comme un monument de la lutte de l’esprit humain, aspirant à la perfection en dépit de tous les obstacles. « Il s’arrête même à l’analyser dans un passage qu’il faut citer, car il prouve à quel point l’instinct métaphysique est incoercible ; nous rappelons une fois de plus que Maimon devait toutes ses idées, sans exception, à l’effort d’une réflexion solitaire.

Il expose d’abord brièvement le système des cabbalistes, par coquetterie, pour mettre en lumière l’originalité du sien, puis il résume en ces termes les découvertes de sa jeunesse inculte : « Dieu est antérieur au monde, non dans le temps, mais dans la nécessité de son existence comme condition du monde. Toutes choses, excepté Dieu, dépendent nécessairement de Dieu comme de leur cause, non-seulement quant à leur existence, mais quant à leur essence. La création du monde ne pourrait donc être conçue comme ayant tiré quelque chose de rien, ni comme ayant formé quelque chose ne dépendant pas de Dieu ; Dieu a tiré le monde de lui-même. Et comme les différens êtres possèdent différens degrés de perfection, nous devons les expliquer par différens degrés de limitation de l’être divin. »

Plus tard, quand Maimon eut fait ses études, il s’aperçut qu’il avait réinventé le spinozisme. « En fait, dit-il, la Cabbale n’est qu’un spinozisme poussé à l’extrême, où non-seulement l’origine du monde est expliquée par une limitation de l’être divin, mais où, de plus, l’origine de chaque espèce d’être et ses rapports avec les autres dérivent d’un « attribut distinct de Dieu. »

Il aurait presque suffi du commentaire sur la Cabbale pour justifier la page où le plus compétent des juges, M. Kuno Fischer[1], range Maimon parmi « les autodidactes les plus remarquables qui aient jamais fait leur apparition dans la philosophie, » et son cas

  1. Geschichte der neuern Philosophie, t. V.