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l’air de penser et de sentir instantanément, et il provoque en nous la pensée et le sentiment avec une égale instantanéité. Mais si Bizet a l’éclat de Verdi, il a moins de crudité et, comme diraient les peintres, plus de dessous. Supprimez de Carmen, par exemple, toute la partie vocale, il en restera bien plus qu’il ne resterait, après la même mutilation, d’une partition, surtout d’une des premières partitions de Verdi. Bizet ne procède pas non plus comme Verdi par soubresauts, par secousses souvent sublimes, mais intermittentes, qui laissent dans l’ensemble inégal d’une partition des défaillances et des trous. Les deux œuvres maîtresses de Bizet ont une autre tenue, une autre cohésion que le Trovatore ou Rigoletto. Les caractères y sont étudiés et rendus avec beaucoup plus de suite et de scrupule ; l’écriture surtout en est plus soignée, sans rien de trivial ou de lâché. En somme, Bizet n’est peut-être pas moins que le maître italien un homme de théâtre, c’est-à-dire d’instinct et de premier mouvement ; mais c’est un musicien de science plus profonde et de style plus raffiné.

Enfin, Bizet a commencé par procéder un peu de Gounod. Certain chœur de la Jolie fille de Perth, celui de la Saint-Valentin, offre une incontestable analogie avec le premier chœur de Mireille : Chantez ! chantez, magnanarelles. La Micaëla de Carmen, elle-même, pourrait passer encore pour une figure de Gounod, et l’on trouverait aisément ici ou là dans l’œuvre de Bizet plus d’une mélodie qui rappellerait la manière de Gounod. Mais ce sont là traces légères, ressemblances de détail et promptes à s’effacer. Bizet a vite perdu jusqu’à cet air de famille, et sa personnalité s’est de plus en plus dégagée. Il allait devenir l’héritier de Gounod sans rester son disciple ; une gloire égale l’attendait, mais non pas une gloire identique. Au lieu d’affadir et d’énerver, comme d’autres l’ont fait, le style de Gounod, Bizet l’eût fortifié et, pour ainsi dire, tonifié. Il avait peut-être l’âme plus virile et mieux trempée que l’auteur de Roméo ; il ne se fut pas arrêté aux exquises tendresses, et de l’amour ce qu’il chanta le mieux, d’une voix souvent douloureuse, ce ne sont pas les délices, mais les tourmens. La volupté est presque absente de l’œuvre de Bizet. Le duo de Carmen et de son amant, dans la taverne de Lillas Pastia, ce duo même n’a rien de sensuel ; le local est équivoque, mais la musique ne l’est pas. Jamais cette scène ne laissera dans de jeunes cœurs le trouble que répand l’acte du jardin de Faust ou le duo nuptial de Roméo : Plaisir d’amour ne dure qu’un moment ! Ce moment de plaisir que rappelle la vieille et mélancolique chanson, les pauvres héros de Bizet le connaissent à peine. Mais le chagrin d’amour leur dure toute la vie ; c’est lui qui les affole et qui fait qu’ils tuent ou qu’ils meurent. On meurt bien aussi dans Faust ou dans Roméo, mais de