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bien servi par ses collaborateurs. Le temps n’était plus des Pêcheurs de perles et de la Jolie fille de Peth. MM. Meilhac et Halévy ont fait de la célèbre nouvelle de Mérimée une adaptation très littéraire et très scénique. Ils ont gardé du récit original toute la couleur et toute la saveur compatibles avec les bienséances ; beaucoup de sacrifices ont été nécessaires. On ne sut d’ailleurs aucun gré aux librettistes de leur discrétion, et la pruderie du public trouva encore à s’effaroucher. Maintenant qu’elle est rassurée, on pourrait peut-être en profiter pour accentuer certains détails de mise en scène ou de costume, que je voudrais plus conformes à l’esprit général de l’œuvre. Carmen, raconte le José de Mérimée, « avait un jupon rouge fort court qui laissait voir des bas de soie blancs avec plus d’un trou, et des souliers mignons de maroquin rouge attachés avec des rubans couleur de feu. Elle écartait sa mantille afin de montrer ses épaules et un gros bouquet de cassie qui sortait de sa chemise. » Et ailleurs : « Le croiriez-vous, monsieur ? Ces bas de soie troués qu’elle me faisait voir tout en plein en s’enfuyant, je les avais toujours devant les yeux. » Pourquoi ne pas les montrer à l’Opéra-Comique, ces bas troués, au lieu de parer Carmen, la bohémienne, la cigarière, comme une Andalouse de bal costumé ? Au second acte, chez Lillas Pastia, je voudrais un local plus équivoque et des danses moins académiques que cet honnête petit ballet. Chez Lillas Pastia, cela devrait sentir le poisson et la friture. Çà et là, MM. Meilhac et Halévy, sans doute, auraient voulu plus encore ; mais ils n’ont pas osé et les ne pouvaient oser. Comment faire passer Mérimée tel quel ? Comment, par exemple, présenter au public Garcia le borgne, le hideux mari de Carmen, coutumier de procédés comme celui-ci : dans une affaire avec les soldats, le Remendado, fuyant avec ses camarades, reçoit une balle dans les reins ; José veut l’arrêter et charger le blessé sur ses épaules : « Imbécile, lui cria Garcia, qu’avons-nous affaire d’une charogne ? Achève-le et ne perds pas les bas de coton. — Jette-le, me criait Carmen. — La fatigue m’obligea à le déposer un moment à l’abri d’un rocher. Garcia s’avança et lui lâcha son espingole dans la tête. »

J’en passe et des pires, comme les librettistes en ont passé. Il était impossible, au théâtre, de heurter trop brutalement les instincts de la foule et son besoin de sympathie. Le personnage de Micaëla n’est qu’un hommage ou une concession à ce besoin. Il a fallu compter encore avec d’autres convenances d’esthétique théâtrale. La dernière scène, par exemple, est bien plus atroce dans la nouvelle que dans l’opéra. L’assassinat de la Gitana par José dans un ravin désert, pendant que sonne une messe commandée par le brigand lui-même à l’ermitage voisin, cette mort solitaire, donnée et reçue froidement, tout cela eût révolté les spectateurs, en