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tout cas, les eût moins frappés que le meurtre en plein soleil, en pleine fête, que cette fin lumineuse, rayonnante comme une apothéose. Plus d’une fois ainsi on a dû atténuer et adoucir, étendre d’un peu d’eau la couleur trop intense. Mais la musique garde encore assez d’éclat. Elle garde aussi les qualités essentielles de la prose de Mérimée : le naturel, la sobriété et la concision. Elle a souvent, très souvent, plus de grâce, de tendresse et de cœur ; ce n’est pas difficile, et c’est heureux.

Carmen, comme l’Arlésienne, mérite une place d’honneur dans l’histoire musicale de notre génération, et cette place, elle l’a enfin conquise. Elle a aujourd’hui l’âge privilégié où les créations de l’art sont comprises et admirées tout entières et de tout le monde. Le temps a fini par la consacrer et n’a pas commencé de la flétrir. N’est-il pas à la fois plus facile et plus doux pour la critique de prendre une œuvre à ce moment de sa destinée, de la contempler dans sa fleur encore fraîche, avant que les scrupules, les doutes ne nous viennent et que nous ne sentions vieillir, en vieillissant nous-mêmes, ce que nous aurons le plus aimé ?

Le prélude de Carmen, pareil en cela au prélude de l’Arlésienne, est fait de quelques thèmes caractéristiques ; c’est l’ébauche où sont essayées les couleurs du tableau. Sans préparation, dans une tonalité claire, sur un rythme carré, presque dur, éclate une fanfare un peu vulgaire à dessein, mais joyeuse, étourdissante ; c’est la fanfare de la course, c’est pour ainsi dire la toile de fond sur laquelle se détacheront les personnages. Voici déjà le motif d’Escamillo, refrain de matamore et de bellâtre, bien tourné comme le brillant torero, mais comme lui sans noblesse, presque sans pensée. Après le décor musical, l’action même et l’héroïne. Un brusque silence arrête court la sonnerie des cuivres ; à un âpre trémolo de violens s’attache, se cramponne avec une sorte de haine une phrase courte, aux intonations bizarres, qui ressemble à une caresse, mais à une caresse sauvage et mortelle. Celle phrase est la devise de Carmen : partout elle annoncera la venue de la Gitana, qu’elle suivra jusqu’à la mort. Voilà en quelques mesures tout le drame annoncé et résumé ; suivons maintenant le développement de cette courte préface.

Les préliminaires ou les intermèdes sont toujours traités par Bizet avec un soin minutieux ; il possédait l’art des préparations et des transitions ; il coupait ses œuvres de haltes charmantes où son talent et notre attention se détendent et se délassent. C’est ainsi que Carmen commence discrètement, sotto voce. Nous entrons doucement dans l’œuvre, peu à peu, par des détails familiers et vivans. Sur une place de Séville, en face de la manufacture de tabac, à la porte d’un corps-de-garde, quelques dragons sont assis ; ils fument,