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Page:Revue des Deux Mondes - 1889 - tome 95.djvu/836

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ils causent, ils regardent passer les passans, et dans leur entretien, dans leurs courtes phrases négligemment jetées, on sent la nonchalance et la banalité de leur loisir. Mais une jeune fille arrive ; aussitôt l’orchestre s’anime, et les mouvemens, les modulations expriment avec aisance et naturel les incertitudes de Micaëla, son regret de ne pas trouver José qu’elle cherchait, ses grâces à demi timides, à demi coquettes, au milieu des soldats empressés.

De plus en plus le décor se dessine et se colore. Après le chœur des soldats, voici le chœur des gamins, petite merveille de mélodie, de rythme et d’instrumentation ; délicieux tableau de genre, et comme tous les tableaux de Bizet, net et fini. Rien de plus franc que cette chanson, rien de plus naturel à des enfans tout fiers d’escorter des militaires. Et sous ce refrain facile, quel ingénieux orchestre ! Des gammes qui filent gaiment, des trilles qui ressemblent à des éclats de rire, partout la gaîté, la lumière et la vie.

Les cigarières maintenant font leur entrée, sous l’œil des jeunes gens qui les attendent et les saluent de leurs déclarations langoureuses. Sur l’accompagnement qui ondule, qui enveloppe la mélodie de ses contours flottans, le chœur se déroule, monte, en spirales pareilles à celles de la fumée ; il monte et se dissipe avec la dernière bouffée des cigarettes. Et alors seulement, celle pour qui tous ces hommes sont venus, la plus fille de toutes ces filles, une fleur entre ses lèvres rouges, se balançant sur ses hanches « comme une pouliche du haras de Cordoue, » Carmen apparaît, non pas en princesse d’opéra, annoncée par une pompeuse ritournelle, mais saluée seulement par un cri de la foule, et par deux éclats stridens, par un double sifflement des quelques notes étranges qui sont à elle, qui sont elle-même et elle seule.

Les « passions de l’amour, » comme on disait jadis, ont dans l’opéra de Bizet un caractère particulier. Carmen n’aime pas un instant, j’entends d’amour véritable ; elle n’aime que par caprice, intérêt ou débauche. Provocante, libertine, voluptueuse, la habanera du premier acte est tout cela ; elle n’est pas tendre. Les quelques notes : l’amour, l’amour, traînées au-dessus de la reprise du chœur, ont un charme seulement sensuel, et dans le chœur lui-même, accompagnant de sa psalmodie monotone le refrain en majeur, on sent déjà quelque chose de dur et de mauvais, une menace de perfidie et de trahison.

Après la provocation par le chant vient la provocation par le geste, et ce coup droit de la fleur de cassie jetée au visage du dragon. Tandis que Carmen le vise en plein front, la phrase caractéristique retentit, solennelle, décisive, marquant bien que le drame va se nouer ; et quand le coup a porté, tandis que les filles s’enfuient en riant, l’orchestre éclate. Il y a dans cet éclat plus qu’une