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papier. Je relisais vingt fois chaque ligne, m’efforçant en toute sincérité d’y trouver un établissement solide pour porter ce poids énorme, la vie sociale d’une grande nation ; et chaque fois je revenais aux mêmes conclusions : tout ce que je lis sur ce mur est beau, est généreux, est désirable ; mais c’est un rêve. À la rigueur, dans une cellule de cloître, pour une communauté de saints, cette règle serait recevable ; elle présuppose la sainteté et les vœux de grand renoncement. À des sociétés humaines, on peut la proposer comme un idéal de perfection ; mais il n’est au pouvoir de personne d’organiser les mouvemens de ces sociétés d’après ces principes imaginaires. Pour être applicables, il leur manque trois choses : un support, un correctif, une sanction. Un support : l’homme tel que ces principes l’exigeraient, tel qu’il n’existe pas et n’a jamais existé. Un correctif : une seconde table de la loi qui prescrive au peuple ses devoirs en regard de ses droits ; ce correctif, il figurait jadis sur les murs de l’école : c’était le Décalogue ; replacez-le en face de la Déclaration, et, sur ces deux tables, vous pourrez peut-être édifier quelque chose. Une sanction enfin : qui jugera les litiges que cette charte est contrainte de prévoir, malgré son optimisme ? Elle me répond : « Le principe de toute souveraineté réside essentiellement dans la nation ; la loi est l’expression de la volonté générale. » — Je ne le nie point : mais je creuse ces mots, j’essaie en vain d’en faire sortir une sanction pratique. Qui départagera la nation quand elle est divisée ? Où et comment se déclare la volonté générale ? — Dans la volonté des majorités, disent les commentateurs du dogme. — Ici l’histoire tout entière se dresse contre eux ; elle réplique : monarchie ou république, aristocratie ou démocratie, un état n’est, jamais gouverné que par une minorité. Je prends une élection, quel que soit le mode de suffrage, j’en prends cent, j’en prends mille : l’élu ne représente que le vœu d’un tiers, en moyenne, quelquefois d’un quart des électeurs. Souvent une fraction presque égale a émis le vœu contraire ; une troisième fraction a réservé son opinion, que nul n’a le droit de préjuger. Ainsi le gouvernement des minorités est la règle, sans exceptions. En principe, et d’après la loi naturelle de sélection, cette règle est juste, parce que la minorité gouvernante est nécessairement la partie la plus active, la mieux organisée dans la nation, parce qu’elle est prépondérante ; le jour où elle cesse de l’être, une autre minorité la remplace. Mais que devient, la sanction platonique édictée sur notre papier ? Que devient-elle surtout le jour où, dans la nation divisée, une partie en appelle du suffrage légal au droit de la force ? Qui décide ? Le succès de la force ; l’opinion victorieuse sera demain la loi, « la volonté générale. »