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lieutenant de police ou par son premier commis ; elles sentent le plaidoyer, elles arrangent et dénaturent les faits pour le besoin d’une cause. Il n’y faut pas chercher une sincérité absolue. L’émotion y est fréquemment remplacée par la rhétorique. Le caractère des deux amans se montre plus au naturel dans l’intimité de leurs confidences secrètes. Leur liaison, qui a remué les cœurs et fait travailler les imaginations, se réduit au fond à une histoire d’amour assez prosaïque. Ce serait une profanation de rappeler ici les passions délicates de la fin du siècle, de prononcer les noms de Mmes de Sabran, de Custine, de Beaumont. Sophie de Monnier n’approche pas de ces femmes exquises. Quoiqu’elle appartienne à une bonne noblesse de robe, quoique son père, M. de Ruffey, soit un des correspondans de Voltaire ; quoiqu’elle ait été destinée par ses parens à épouser sur le tard Buffon devenu veuf, il y a en elle un élément de vulgarité qui exclut toute idée de comparaison avec des natures plus fines. Rien de moins poétique pour commencer que l’histoire de son mariage. A seize ans, sa famille, qui paraît beaucoup plus occupée de sa fortune que de son bonheur la marie à un septuagénaire, le marquis de Monnier, premier président de la cour des comptes de Dôle et possesseur de biens considérables. « Je ne savais pas, écrit ironiquement Voltaire au président de Ruffey, que M. de Monnier fût un jeune homme à marier, je lui en fais mon compliment et je le trouve très heureux d’épouser madedemoiselle votre fille. Je leur souhaite à tous deux toute la prospérité possible. » Dans une union si disproportionnée, il ne peut être question d’affection. C’est une affaire que concluent les parens de Sophie. On espère que le mari ne vivra pas longtemps et que la jeune femme, enrichie par ses libéralités, pourra suivre alors le penchant de son cœur. En attendant, Mme de Monnier s’ennuie au domicile conjugal, auprès de son vieil époux, elle cherche des distractions et elle en trouve. Ce qui classe la femme, c’est que Mirabeau ne sera ni son premier ni son dernier amant. Avant de le connaître, elle s’était éprise d’un officier d’artillerie qu’elle tutoyait et dont elle payait les dettes.

« Compromise et affichée dans Pontarlier, » comme elle le dit elle-même, par la fatuité de ce personnage, elle rencontre le prisonnier du fort de Joux au moment où elle commençait à se lasser d’une liaison embarrassante. Mirabeau, très supérieur à tout son entourage, exerce sur elle l’ascendant qu’il n’a jamais manqué d’exercer sur les personnes dont il entreprenait la conquête. La laideur de son visage couturé par la petite vérole, l’épaisseur de sa taille qui lui donnait « l’air d’un paysan, » la gaucherie et l’affectation de ses manières qui causaient au premier abord une