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lui-même ou à désinfâtuer le comte Esterhazy, l’Autriche aurait eu sans doute de meilleures destinées.

Quel contraste entre la façon dont les affaires étaient conduites à Vienne et ce qui se passait à Berlin ! Là un homme prodigieusement avisé et prévoyant, homme de conseil et de main, dirigeait tout répondait de tout. Que lui importait d’avoir contre lui le prince impérial, le landtag prussien, la landwehr prussienne, l’Allemagne et les puissances neutres de l’Europe ? Son unique souci était de persuader son roi, dont il avait peine, disaient les naïfs ; à endormir la conscience. Le prince Gortchakof s’était promis, parait-il, que si la conférence avait lieu, le jour même où M. de Bismarck partirait pour Paris, un aide-de-camp du tsar apporterait à Berlin une lettre d’Alexandre II suppliant son oncle de profiter de l’absence du grand boute-feu pour se débarrasser à jamais de son mauvais génie.

On s’abusait étrangement. Le grand boute-feu, qui était un très grand magicien, avait jeté un charme sur son maître en déroulant devant ses yeux des perspectives de gloire, d’agrandissemens et de conquêtes qui lui faisaient battre le cœur. Lord John Russell rapporta un jour à M. Vitzthum que la reine Victoria ayant écrit au roi Guillaume pour lui prêcher une politique de paix, il avait répondu qu’il voulait et devait avoir les provinces de l’Elbe, que c’était le désir de son peuple et que son devoir était de faire ce que son peuple désirait, que ses sujets lui reprochaient avec raison d’avoir dépensé trop de sang et d’argent pour la délivrance des duchés sans que la Prusse en retirât le moindre avantage : « Je n’ai jamais vu une lettre pareille, disait lord Russell, elle ne contient pas un grain de vérité. » M. Vitzthum se plaît à croire qu’en l’écrivant le roi Guillaume était sincère. Longtemps le monde s’est laissé séduire par sa fausse bonhomie. Non, ce n’étaient pas ses scrupules que M. de Bismarck eut tant de peine à combattre, c’étaient ses craintes. Il ne se faisait aucune conscience de troubler la paix de l’Europe, mais il n’osait pas, et sans son ministre, il n’eût jamais osé : « Que de mal ne me suis-je pas donné, disait M. de Bismarck, pour lui faire sauter le fossé ! » Quelques mois plus tard, au lendemain de la victoire, il ne comprenait pas qu’on l’empêchât de démembrer l’Autriche, qu’on l’engageât à se contenter du beau butin qu’il avait gagné dans cette affaire ; il en pleurait. Ce remarquable souverain, qui a joué avec tant d’art et de naturel le rôle du conquérant malgré lui, dissimulait plus facilement son désir de prendre que son chagrin de ne pas prendre assez.

Le comte Vitzthum se trouvait à Vienne dans la nuit du 4 juillet 1866, et ce fut de l’empereur François-Joseph lui-même qu’il apprit le désastre de Sadowa. Il eut en même temps la douleur de voir arriver à la gare son souverain, le roi de Saxe, qui, ignorant encore la foudroyante nouvelle, avait le sourire aux lèvres. Pendant quelques mois,