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Il est surtout un livre et un homme dont on a méconnu dans cette question l’importance vraiment européenne, et qui nous appartiennent tous les deux tout entiers : l’homme, c’est Pierre Bayle, et le livre, c’est son Dictionnaire, trois ou quatre énormes in-folio dont il ne s’est pas succédé, — si je l’ai dit, il faut le redire, — de 1696 à 1740, en moins de cinquante ans, moins de douze éditions, y compris deux adaptations ou traductions anglaises. Entre Spinosa, que le XVIIe siècle a d’ailleurs peu connu, et Voltaire, dont nous parlons, Bayle a été non-seulement en France, mais en Europe, l’apôtre de la tolérance ; et son Dictionnaire, entre le Traité théologico-politique et le Dictionnaire philosophique, a été le bréviaire de la libre pensée. Toutes les thèses que la philosophie du XVIIIe siècle a développées, ou presque toutes, — car il en faut excepter celle de la bonté originelle de l’homme, — c’est Bayle qui les a proposées, définies, et enseignées le premier. Avant que Locke eût écrit son Essai sur la tolérance, Bayle avait publié sa France toute catholique sous le règne de Louis le Grand, et son Commentaire philosophique sur le Compelle Intrare, dont le titre même ressemble à celui d’un pamphlet de Voltaire. Avant que Collins eût composé ses Discours sur l’usage de la raison et sur la Liberté de penser, Bayle avait donné ses Pensées sur la comète ; et, dans son Dictionnaire, il avait épuisé tout ce qu’on a jamais produit d’argumens sur l’incompatibilité de la raison et de la foi. Avant que Toland eût écrit son Pantheisticon, qui est le compendium de l’athéisme anglais de ce temps, Bayle enfin avait osé dire u que la religion chasse tellement les idées naturelles de l’équité qu’on devient incapable de discerner les bonnes actions d’avec les mauvaises » et, en conséquence, que, catholique ou protestante, musulmane ou païenne, elle ne sert « qu’à ruiner le peu de bon sens que nous avions reçu de la nature. « Il exprime ailleurs la même idée d’une façon presque plus énergique, dont aucun des « philosophes » du XVIIIe siècle, anglais ou français, n’a dépassé la singulière et tranquille audace : « Les sentimens d’honnêteté qu’il y a parmi les chrétiens, dit-il, ne leur viennent pas de la religion qu’ils professent, et la nature les donnerait à une société d’athées, si l’Évangile ne la contrecarrait pas. »

Mais peut-être que ces idées n’étaient pas sorties du cabinet des érudits ou des philosophes, et qu’en les reprenant à Bayle ou en les exprimant après lui, ce sont les libres penseurs anglais qui les auraient répandues et popularisées en France. Tout au contraire ; et quand les Œuvres, quand le Dictionnaire de Bayle n’auraient pas été pour Voltaire ce que nous savons qu’ils étaient alors pour une jeunesse avide de nouveautés, des livres où l’on apprenait pour ainsi dire à lire, et l’arsenal dialectique où lui-même devait toujours puiser plus tard de préférence aux livres anglais, il en eût encore retrouvé l’esprit tout entier dans la conversation des sociétés qu’il fréquentait. On oublie trop, en effet, que, lorsque Voltaire débarqua pour la première fois en Angleterre, au