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retournai à tout petits pas vers la crique ; mais lorsque j’eus la mer en vue, j’aperçus nos hommes qui étaient déjà rentrés dans le bateau et qui faisaient force de rames comme pour sauver leurs vies. J’étais sur le point de les héler, ce qui eût été bien inutile, lorsque j’aperçus un être énorme qui les poursuivait dans la mer aussi vite qu’il pouvait ; l’eau ne lui venait pas plus haut qu’aux genoux, et il faisait des enjambées prodigieuses.  » Les habitans de Brobdingnag n’étaient pas anthropophages ; mais, s’ils l’eussent été, le géant qui poursuivait dans la mer les compagnons de Gulliver n’aurait eu aucune peine à égaler les prouesses d’appétit des insulaires de Maundeville ; et quant à ces moutons gros comme des bœufs qu’il prétend avoir vus souvent, les animaux de Brobdingnag auraient facilement soutenu la comparaison.

Daniel de Foë fut un grand lecteur de voyages, et c’est même en ce genre que consiste l’érudition littéraire qui lui est propre. Toutefois, avant la lecture de Maundeville, nous n’aurions pas osé affirmer que cette érudition s’étendît plus loin que les voyageurs du XVIIe siècle et la collection d’Hakluyt ; l’anecdote suivante, qui est commune à la fois au romancier et au voyageur, semble prouver que cette érudition était moins restreinte que nous ne le pensions : « Parmi les hommes riches de cette contrée (une province quelconque de la Chine relevant du khan de Cathay) il y a un homme prodigieusement opulent qui n’est ni prince, ni duc, ni comte ; mais il a chaque année, comme rente, la charge de plus de trois cents chevaux en riz et diverses céréales ; aussi mène-t-il une grande et voluptueuse vie, selon les coutumes de son pays car il a chaque jour cinquante belles demoiselles, toutes vierges, qui le servent à ses repas. Lorsqu’il est à table, elles lui apportent ses plats successivement, toujours par groupes de cinq, et elles chantent en les portant. Puis elles lui coupent ses viandes et lui mettent les morceaux dans la bouche, car il ne touche à rien et tient toujours ses mains sur la table, parce qu’il a les ongles si longs qu’il ne peut rien saisir, ni manier… et les demoiselles chantent tout le temps que cet homme riche mange ; et, lorsqu’il ne veut plus du premier service, cinq et cinq autres demoiselles lui apportent le second, toujours chantant, et elles font ainsi chaque jour jusqu’à la fin du repas. C’est de cette manière que s’écoule sa vie, et ainsi ont vécu ses ancêtres, ainsi vivront ses descendans, sans jamais accomplir aucun fait d’armes, ni rien faire d’autre que de vivre à l’aise, comme un cochon qu’on nourrit dans une étable pour l’engraisser.  » Cette anecdote est là tout à fait dernière de Maundeville, et, par une coïncidence singulière, elle est aussi la dernière du Robinson Crusoé. De Foê, comme Maundeville, a voulu faire