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propres à d’Argenson. On y retrouve, en effet, à toutes les lignes l’expression du soin scrupuleux qu’il avait mis, on l’a vu dès le premier jour, à bien établir que l’intervention de la France dans les dissensions de la nation britannique n’avait pas pour but de lui faire violence, mais au contraire de rendre à la meilleure et à la majeure partie des citoyens anglais la liberté d’exprimer leur vœu : « Le roi de France, y est-il dit, a cru de son devoir de secourir à la fois un prince digne du trône de ses ancêtres, et une nation généreuse dont la plus saine partie rappelle enfin le prince Charles Stuart dans sa patrie. Il n’envoie le duc de Richelieu, à la tête de ses troupes, que parce que les Anglais les mieux intentionnés ont demandé cet appui, et il ne donne précisément que le nombre de troupes qu’on lui demande, prêt à les retirer dès que la nation exigera leur éloignement. Sa Majesté, en donnant un secours si juste à son parent, au fils de tant de rois, à un prince si digne de régner, ne fait cette démarche auprès de la nation anglaise, que dans le dessein et dans l’assurance de pacifier par là l’Angleterre et l’Ecosse, pleinement convaincue que le sérénissime prince Edouard met sa confiance dans la bonne volonté des Anglais, qu’il regarde leurs libertés, le maintien de leurs lois et leur bonheur comme le but de toutes ses entreprises, et qu’enfin les plus grands rois de l’Angleterre sont ceux qui, élevés comme lui dans l’adversité, ont mérité l’amour de la nation. » — Ce respect des droits d’une nation dans un temps où on ne parlait guère encore que de ceux des rois, exprimé au nom d’un souverain qui ne reconnaissait lui-même pas de limites à son propre pouvoir, est comme la signature du ministre philosophe[1].

Le seul en réalité, parmi ceux qui furent alors appelés à donner un avis, qui ait exprimé ouvertement quelque crainte sur l’issue de l’expédition projetée, ce fut Maurice de Saxe. Tout en donnant ses ordres pour envoyer le détachement de ses troupes qui lui était demandé, il préjugeait l’issue probable de l’aventure où on s’engageait, avec ce bon sens pratique qui l’abandonnait rarement, et dont il devait cette année même donner plus d’une preuve : « Vous êtes bon citoyen, mon maître, vous aimez le roi et vous aimez votre patrie (écrivait-il au maréchal de Noailles) ; ne craignez-vous pas que cet embarquement de Dunkerque ne nous engage dans un nouveau roman qui pourrait être long à soutenir ? le parti protestant subsistera toujours en Angleterre, à cause des biens de l’église qui sont possédés par les seigneurs de la nation, et cette crainte ne les abandonne jamais. Vous diriez peut-être, mon maître, de quoi je

  1. Journal et Mémoires de d’Argenson, t. IV, p. 316. Voltaire, œuvres complètes, édition Beuchot, t. XXXVII, p. 543.