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parce que la question devait reparaître (on le verra) périodiquement pendant toute la durée de la guerre, c’est-à-dire plus de deux années encore dans les camps comme dans les conférences, à chaque incident nouveau, survenu dans la diplomatie, ou sur les champs de bataille. Pour le moment, le parti de l’audace et de l’action semblait prévaloir, car Noailles, sentant son avantage, s’enhardit jusqu’à demander que la négociation qui allait s’engager ne fût pas conduite par le ministre seul, mais par le conseil tout entier, réuni en conférence pour discuter avec l’envoyé hollandais. Pour le coup, d’Argenson, visé directement, se fâcha et le prit de très haut : « Je lui demandai, dit-il, comme il osait proposer au roi de changer la forme du gouvernement ; j’ajoutai que le royaume de France ne deviendrait pas république par ses défiances et par son éloquence. Le roi rougit et changea de propos[1]. »

Mais pendant que la délibération durait, Wassenaer était arrivé, et le secret n’est jamais assez religieusement gardé, même dans les plus petites réunions d’hommes, pour que l’écho des discussions un peu vives qui s’y élèvent ne retentisse pas au dehors. D’ailleurs, grâce à un réveil déjà très général de l’esprit public, favorisé par le défaut d’ascendant et d’autorité d’un gouvernement débile, l’habitude s’était répandue dans les cercles de la cour, comme de la ville, de parler tout haut de politique et de trancher, en se jouant, les questions les plus délicates de la diplomatie.

Wassenaer était très connu à Paris, où il avait longtemps séjourné, était apparenté à de grandes familles, et avait beaucoup d’amis, il n’eut qu’à laisser causer devant lui et à ouvrir l’oreille pour savoir à quelles dispositions il avait à faire. Il faut laisser d’Argenson lui-même décrire, avec la spirituelle vivacité de son style, le manège auquel l’habile agent sut se livrer : — « M. de Wassenaer, dit-il, est homme d’esprit : il a fait plusieurs voyages en France, il a lu tous nos bons livres français et parle avec assez d’éloquence : il suivit apparemment ses ordres en se répandant beaucoup dans le monde : chacun se piqua de lui faire fête et de lui parler de la paix : on le regarda à la cour et à Paris, comme un sauveur : il parla d’affaires avec tout le monde, chacun se crut négociateur important. Il se moqua de la nation et manda à sa cour que nous étions bien plus grands politiques qu’on ne croyait en Europe, qu’il n’y avait ici, ni dame, ni évêque, ni chef qui ne lui parlât de politique, il dit partout qu’il apportait la paix telle que le roi ne la ferait pas meilleure à Amsterdam, il voulait flatter la nation et s’y rendre agréable. On lui avait dit à La Haye que notre

  1. Journal et Mémoires de d’Argenson, t. IV, p. 389.