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à coup, il se voit barrer la route par une nuée de dragons et de hussards prussiens. Sans hésiter, il fait mettre le sabre à la main et commande la charge : « Dans cet instant assez solennel, raconte-t-il, une chose me frappa. — Nous avions nos manteaux et de loin, à cause de nos casques, on nous avait pris pour des dragons. Or depuis quelques semaines, une division de dragons, la division Milhaud, avait eu deux ou trois affaires malheureuses qui avaient discrédité cette arme aux yeux de l’ennemi. — Mais en mettant le sabre à la main, mes hommes, rejetant sur l’épaule la partie droite de leur manteau, découvrirent les cuirasses, et la réputation des cuirassiers était colossale. — Je remarquai alors un mouvement très prononcé d’hésitation dans la tête de colonne[1]. » N’est-elle pas magique et concluante, cette apparition des cuirasses ? Depuis, la réputation des cuirassiers a, s’il est possible, grandi. A Borodino, à Waterloo, à Morsbronn, ils ont jeté une lueur d’héroïsme sur le champ de bataille assombri. Même à travers nos désastres, ils sont restés prestigieux et invaincus. Ils respirent la confiance et inspirent la terreur. Ils se croient invincibles, et, par cela même, ils le sont.

Leurs adversaires répètent volontiers que les cuirassiers sont trop lourds pour se plier aux exigences du service actuel de la cavalerie. Encore hantés par les idées en vogue au lendemain de la guerre, ils les déclarent incapables d’exécuter des raids, d’accomplir de longues marches, d’explorer, de garder leurs cantonnemens. Et ils ajoutent, croyant fournir un argument terminal et sans réplique, que cette cuirasse, à laquelle ils sacrifient la plus belle partie de leur rôle, n’est plus qu’un ballast inutile, puisqu’elle ne peut même plus les protéger contre les balles des nouveaux fusils. Cette argumentation est décevante ; les prémisses sont virtuellement exactes, la conclusion est pratiquement fausse. Le principe que la guerre moderne débutera par une grande lutte de cavalerie n’implique nullement pour cette arme une longue période de chevauchées. Le temps n’est plus où l’on transportait les troupes par étapes, d’un camp de Boulogne à un Iéna. Depuis on a trouvé la vapeur ; — et ceci est un détail important. Au jour de la déclaration de guerre, embarquée le matin, la cavalerie sera le soir à son poste de combat, en face de la cavalerie rivale, contre laquelle la cuirasse aura conservé toute sa valeur. Et le terrain même des premières batailles ne sera pas assez éloigné de celui de sa propre lutte, pour que les fatigues de la marche puissent sensiblement diminuer ses effectifs. S’il faut aller plus loin, s’il faut pénétrer en pays ennemi,.. eh bien ! on jettera les cuirasses dans le Rhin ! — La cavalerie d’une armée victorieuse n’a plus besoin

  1. Souvenirs du colonel de Gonneville.