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limitrophes, sont plus honnêtes et plus justes en toutes choses que les peuples des autres contrées voisines. Dans cette île il n’y a ni voleur, ni meurtrier, ni femme prostituée, ni pauvre mendiant, et jamais personne n’y fut tué. Ils sont aussi chastes, et mènent une vie aussi pure que s’ils étaient moines, et ils jeûnent tous les jours. Et comme ils sont si véridiques, si justes, si pleins de vertueuses conditions, ils ne sont jamais affligés par les tempêtes, le tonnerre, la grêle, la peste, la famine, la guerre, ou toute autre tribulation, comme nous le sommes souvent pour nos péchés, par quoi il paraît évident que Dieu les aime pour leurs bonnes actions. Ils croient fermement en Dieu qui a créé toutes choses et l’adorent ; ils ne tiennent à aucun prix les richesses terrestres et ils vivent avec une telle régularité vertueuse, et tant de sobriété pour le boire et le manger, qu’ils vivent longtemps.


Si Maundeville est chrétien, comme il prend soin de s’en glorifier presque à chacune de ses pages, c’est avec une couleur très marquée qui suffit pour le retirer du giron de l’orthodoxie de son temps et le placer dans le camp des réformateurs. Considérez attentivement ce petit tableau auquel il est visible que les béguinages des Pays-Bas et les lollards d’Angleterre ont fourni plus d’un trait, et dites s’il ne vous semble pas lire la description anticipée de quelqu’une des sectes qui naîtront de la réformation. En quoi ces habitans de l’île de Bragman diffèrent-ils d’un conventicule de puritains zélés pour la vie selon Dieu, ou ce qui est plus particulier encore, d’un meeting de quakers ennemis du serment par amour et respect de la vérité ? Serait-il possible d’identifier réellement cette île de Bragman avec quelque portion de notre planète, nous ne savons ; mais il est bien plus probable qu’il faut voir dans cette description une allégorie pieuse à l’adresse des contemporains pour les exhorter à cette réformation des mœurs que Maundeville ne perd pas une occasion de leur recommander et qu’il leur fait prêcher par tous les infidèles et tous les idolâtres, par le sultan d’Egypte, parle Khan du Cathay, par le prêtre Jean. Par cette préoccupation constante, il appartient au parti de Wiclet et de Jean Huss, comme par sa curiosité d’esprit, son appétit de connaître, sa largeur de vues et son équité envers tous les peuples, il appartient au courant de la renaissance. Ainsi que son contemporain et compatriote Chaucer, il réunit en lui les deux tendances, et chacune dans leur entier, sans chercher à les fondre ni les concilier ; il a l’humeur prêcheuse et gémissante d’un piagnone réformateur, tout comme s’il n’avait pas en même temps le goût de disserter brillamment d’un érudit philosophe.

J’ai laissé Maundeville expliquer lui-même ses opinions, m’abstenant d’intervenir autrement que pour les éclairer et les préciser,