nécessaire et supprime tout ce qui peut être omis. Mais à cause de cela elle ne peut rien perdre : telle lettre a l’air d’être une fibre morte ; mais si vous voulez la retrancher, aussitôt vous sentez que vous coupez dans le vif. Vous pouvez trouver que le d de pied est superflu, et en effet au XVIIe siècle on écrivait souvent le pié : mais la consonne finale reparait et s’impose dans un pied-à-terre. Aussi longtemps que nous garderons l’habitude de lier les mots en parlant (et c’est l’un des caractères distinctifs du français), il y aura dans notre orthographe des lettres qui, à certains momens, auront l’air de lettres inutiles.
Une autre source de difficultés vient des e muets, qui tantôt sonnent faiblement à l’oreille, tantôt comptent seulement dans la phrase à la façon des silences en musique. Avec les phonétistes, l’e muet, « cette bulle d’air sonore qui donne à notre langue tant de charme, de légèreté et de douceur, » aurait bientôt fait de disparaître. Tout le monde connaît ces publications plus ou moins populaires, scènes de comédie, chansons, caricatures, où les mots sont raccourcis et comprimés à plaisir : ce sont des échantillons intéressans de langue rustique ou militaire. Quelques pessimistes y voient le français de l’avenir. Mais si cette prédiction doit se réaliser, il n’y a pas lieu de devancer l’œuvre des siècles et d’imposer cette phonétique à la langue littéraire d’aujourd’hui.
Une fois entré dans cette voie, on constaterait que l’e muet n’est pas la seule lettre qui doit tomber ; nous ne savons pas nous-mêmes combien nous abrégeons les mots en parlant. Un linguiste a savamment démontré, il y a peu de temps, que dans la conversation familière les syllabes finales le, re ne se prononcent plus. C’est ainsi que Vanvres est devenu vanves. L’écriture, se tenant au courant des découvertes de la science, devra donc enregistrer des épels comme un simp soldat, un memb de l’Institut, sous peine d’être accusée de nous ramener à la langue académique. Mais c’est M. Paul Passy qui nous fait, sur ce chapitre, les révélations les plus cruelles : ne nous a-t-il pas appris l’autre jour que nous ne disons plus celui-ci, mais suisi[1] ? Nous ne sommes pas loin de la langue bien connue où peut-être devient p’têt et où seulement se réduit à s’ment. Ceux qui ont lu en anglais les désopilantes lettres d’Artemus Ward, le montreur de botes américain, savent à quels irrésistibles effets de rire on peut arriver au moyen de cette photographie auditive : mais le spirituel auteur ne prétendait pas en faire un système d’orthographe.
Et les séparations de mots, n’est-ce pas aussi un emprunt fait à la tradition savante ? Où voyons-nous que, dans la parole vivante,
- ↑ Les sons du fransais, deuxième édicion. Didot, 1880.