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la même vie intérieure, sont deux, là où il faudrait être un pour que le vrai mariage existât. Seule, cette partie du récit pourrait intéresser ailleurs qu’en pays protestant, et, comme il n’y a aucun moyen de la dégager du reste, Robert Elsmere semble destiné à n’être jamais traduit. Du moins essaierons-nous d’en donner, d’après un système qui nous a réussi quelquefois, le résumé succinct en démontrant que les meilleures pages sont, comme il arrive presque toujours, celles où la thèse soutenue se fait le moins sentir.


I

La toile se lève sur un paysage du Westmoreland dont Mrs Ward a parfaitement rendu la physionomie morale : « Dans l’aspect de ces vallées vertes et nues, il y a une sorte d’austérité, même durant la belle saison ; le souvenir de l’hiver semble encore flotter à travers ces champs balayés par la bise, autour de ces fermes dont les murs solides et rudes ont emprunté leurs pierres aux roches voisines, parmi les éboulemens de ces ravins où chante la musique des ruisseaux encaissés. Le pays est gai, mais d’une gaité sage et tranquille ; la nature s’y rend aimable sans être absorbante ni enivrante ; l’homme peut se défendre contre elle, y vivre sa vie indépendante de travail et de volonté, y développer cette force voilée de sentiment, cette intensité de résolution qui lui est si souvent ravie par les magiques délices du midi. » Telle est l’atmosphère fortifiante qui baigne Burwood Farm où a été élevée Catherine Leyburn, la véritable héroïne du livre, n’en déplaise à l’auteur. Burwood Farm ne diffère pas à première vue des fermes environnantes, mais on s’aperçoit qu’elle est devenue depuis des années déjà longues le gîte d’une race cultivée, raffinée, aux goûts délicats, attestés par un certain luxe de fleurs au dehors, par une élégance relative à l’intérieur, surtout par les sons de ce violon qui sous une main d’artiste envoie aux échos dès le début un magnifique andante de Spohr. Le milieu n’exerce pas un effet égal sur tous les tempéramens ; si les influences graves et douces de Long Whindale Valley ont contribué à former Catherine, une puritaine au visage de madone qui joint l’humble et incessante activité de Marthe aux vertus contemplatives de Marie, elles n’ont que médiocrement modifié l’âme toute différente d’une autre des misses Leyburn, Rose, jeune beauté aux allures esthétiques. Sous les chiffons prétentieux qui ne réussissent pas à l’enlaidir, cette Cendrillon virtuose attend l’apparition de la marraine-fée dont le coup de baguette doit la délivrer de l’obscurité, la transporter dans un monde digne de ses charmes et de son talent. Du reste, Cendrillon ne se laisse point tyranniser par ses deux sœurs, Catherine et Agnès ; tout au contraire. Elle est fort occupée