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si elle voyait le monde pour la première fois, et retourna lentement à l’ambulance. Kroubine échangea un regard avec elle, mais pas un mot ne s’échappa de leurs lèvres.

Véra continua ses soins aux blessés avec le même courage et le même esprit de dévoûment. Kroubine crut même s’apercevoir qu’elle allait au-devant du danger, et le bravait avec l’indifférence que donne le fatalisme. Là où les balles fouillaient la terre, et éparpillaient la neige en poudre argentée, on était sûr de la voir parmi les brancardiers, les aidant à relever et à transporter les blessés.

Quand, après la chute de Plewna, le projet de traverser les Balkans, afin de tourner le défilé de Schipka et d’attaquer les Turcs à dos, eut réussi, Véra rejoignit la colonne du général Skobeleff.

Le jour précédent, des sapeurs, armés de pelles, avaient travaillé à pratiquer un chemin dans la neige, mais on en avait encore jusqu’aux genoux. Elle était d’une toile épaisseur qu’elle formait un mur blanc de chaque côté de la route. Malgré cela, et malgré le froid, qui était vraiment insupportable, les soldats russes avançaient en riant et en plaisantant. Il n’avait fallu qu’un froid moitié moins rigoureux pour faire périr la grande armée en 1812.

Dès le matin, de bonne heure, Skobeleff salua son armée en lui criant : « Je vous félicite, mes enfans, les Turcs approchent ! »

— Mon général, nous allons faire de notre mieux ! répondirent gaîment ses soldats.

Bientôt, la route commença de descendre. Par momens, les chevaux enfonçaient dans la neigé jusqu’à l’encolure. Les soldats se faisaient glisser sur la nappe blanche comme leurs montagnes russes.

Le feu ne tarda pas à s’engager, et, vers le soir, Skobelefl prenait le village d’Imotli. Puis, la nuit séparait les combattans. Des milliers d’hommes couchèrent sur la neige autour du village. Heureux ceux qui purent dormir autour des feux de garde. Beaucoup d’autres étaient endormis dans les ténèbres, pour ne plus se réveiller.

Les blessés, trop nombreux, manquaient de tout. On faisait des efforts surhumains pour les secourir, les transporter dans les ambulances et les panser, mais il fut impossible de suffire à tout. Il en resta des centaines qui gisaient exsangues de tous côtés, dans les ravins, dans les bouquets de bois et qui furent lentement engloutis par la neige.

Dans cette nuit effroyable, Véra se multiplia, et apparut à tous comme l’ange consolateur. Ce n’était plus une femme ; c’était un