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régimes et, au besoin, à les abandonner, passant de l’un à l’autre sans se donner, suivant les événemens, pour les arrêter à propos ou en profiter en ayant l’air de les conduire. Il a l’art de prévoir la chute des gouvernemens, parce que mieux que tout autre il voit leurs fautes et saisit le point où ils vont dévier pour courir vers l’abîme ; sa vie est une perpétuelle négociation avec la fortune, la seule puissance qu’il ait jamais reconnue. Ce qu’il y a eu d’énigmatique dans le personnage s’éclaircira sans doute par ses Mémoires, — ces mémoires fameux avant d’être divulgués, si longtemps attendus et désormais près de voir le jour.

Une partie de la vérité cependant a été déjà dévoilée par une série de publications qui sont comme les préliminaires ou des épisodes détachés des mémoires. Une de ces publications a trait à la mission que l’évêque d’Autun, alors jeune et entreprenant, allait remplir à Londres, avant que la révolution se précipitât, et où il montrait autant de hardiesse que d’esprit politique. Une autre est le recueil, incomplet sans doute, des lettres du ministre des affaires étrangères du consulat et de l’empire à Napoléon jusqu’en 1808. Une troisième, la plus curieuse, la plus originale assurément, est la reproduction de la correspondance intime du plénipotentiaire de la France à Vienne avec le roi Louis XVIII pendant les événemens de 1815. Hier encore, par un livre nouveau, — le Prince de Talleyrand et la maison d’Orléans, — c’est le dernier épisode qui clôt et couronne cette grande carrière. C’est toujours du Talleyrand, un Talleyrand qui se peint lui-même de son trait bref et fin dans ces révélations fragmentaires, — qui se montre dans son rôle d’arbitre des révolutions et des dynasties.

Celui qui, en 1815, avait été le médiateur heureux de la restauration bourbonienne se retrouve encore, en effet, au lendemain de la révolution de 1830, le négociateur de l’avènement d’une dynastie nouvelle. Il n’en est pas plus embarrassé, et ces lettres parues récemment rendent témoignage de l’ascendant que M. de Talleyrand avait gardé dans les affaires publiques, dans la diplomatie européenne, comme aussi du prix que le nouveau roi attachait à ses services. M. de Talleyrand, à Londres, est une sorte de porte-respect diplomatique, de garant du régime de 1830 devant l’Europe. Il est chargé de donner le ton à la diplomatie du gouvernement nouveau, de négocier l’œuvre délicate de l’indépendance et de la neutralisation de la Belgique, de préparer de nouveaux rapports avec l’Angleterre au sujet de l’Espagne. Il a pour ainsi dire, en dehors du ministère officiel, le département de l’extérieur du régime naissant. En réalité, par la princesse Adélaïde, sa correspondante intime, il est en toute chose le conseiller secret du roi qui eut, pour son début, la chance de trouver en M. de Talleyrand et en Casimir Périer les deux hommes qui ont imprimé son double caractère au nouveau règne en assurant la paix générale et l’ordre intérieur