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hasarder, parce que l’on craint de tout perdre ; il faut pourtant avancer, mais qui peut dire jusqu’où ? L’on tremble toujours jusqu’à ce que l’on ait trouvé ce point. » Mais alors la tentation de se déclarer devient irrésistible et le sort en est jeté. « La prudence ne fait rien pour s’y maintenir quand on l’a trouvé. » Il est permis de conjecturer que Pascal ne sait pas cela seulement par ouï-dire. Il semble, du reste, nous livrer un peu le secret de sa conquête dans le fragment suivant où l’exclamation ne saurait partir que d’un cœur comblé : « Quand on aime fortement, c’est toujours une nouveauté de voir la personne aimée. Après un moment d’absence, on la trouve de manque dans son cœur. Quelle joie de la retrouver ! l’on sent aussitôt une cessation d’inquiétudes. » Notons ce qu’il ajoute et qui témoigne que cette joie n’est pas purement contemplative : « Il faut pourtant que cet amour soit déjà bien avancé ; car quand il est naissant et que l’on n’a fait aucun progrès, on sent bien une cessation d’inquiétudes, mais il en survient d’autres. » Ces textes ne permettent aucune induction précise ; la prudence même du critique le dispense d’être indiscret. Tout ce qu’on peut croire sans témérité, c’est que, dans sa dernière expérience de l’amour, Pascal, s’il fut heureux, ne le fut pas au point d’en perdre tout souci du bonheur céleste et d’y sacrifier longtemps le soin de son salut éternel.

Ici se termine notre essai d’un commentaire et d’une organisation du discours de Pascal sur les passions de l’amour. Nous n’avons certes pas à craindre d’avoir jamais dépassé la portée de ses vues ; nous sommes bien plutôt, sans aucun doute, demeurés beaucoup en deçà, et il a dû nous arriver plus d’une fois de mal dégager sa pensée trop impliquée pour nous. Que son ombre nous le pardonne en faveur de notre pieux effort pour le comprendre, en faveur de notre humble hommage à son multiple génie, où la nature semble avoir allumé autant de flambeaux qu’elle a de provinces mystérieuses, depuis l’espace infini où gravite la matière jusqu’aux abîmes de la conscience humaine !


SULLY PRUDHOMME.