Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 100.djvu/415

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

trouvait bien complaisante, sinon bien ouverte, à l’anarchie intellectuelle ; cette bourgeoisie du second degré, que Guizot craignait, je ne dis pas plus que le suffrage universel, mais tout autant. Et c’était justement la classe moyenne, que Guizot en théorie avait tant aimée, qu’en pratique, à cette époque, il jugeait bien imprudente et hantée d’idées hasardeuses. Son avènement eût désorganisé, selon lui, ce parti du centre, qu’il avait eu tant de peine à former et à discipliner, eût compromis toute son œuvre. Il résistait.

Il avait de bons argumens. Il faisait remarquer que l’extension graduelle du suffrage était dans ses idées et dans son programme, mais à la condition qu’elle fût graduelle ; or qu’en 1830 il n’y avait que 99,000 électeurs politiques et qu’en 1842 il y en avait 224,000, et que c’était déjà, en douze ans, aller assez vite. Il faisait remarquer que l’agitation pour l’extension du droit de suffrage semblait bien superficielle, et que le pays ne paraissait nullement demander cette réforme. Cela ne laissait pas d’être assez vrai ; car le langage même de l’opposition donnait raison à Guizot sur ce point. L’opposition reprochait au gouvernement « la torpeur » du pays ; c’était un des lieux-communs oratoires du temps. Et en même temps, elle prétendait que le pays réclamait une plus grande coopération au gouvernement. Il ne la réclame pas bien énergiquement, répondait Guizot, puisque vous assurez qu’il dort, pour me reprocher de le laisser dormir. Est-ce à moi de lui donner cette agitation que vous déplorez qu’il n’ait pas ? — Il faisait remarquer surtout qu’il avait la majorité dans le parlement, qu’il se conformait à l’esprit de cette majorité, que quand la majorité serait convertie à la réforme, elle remplacerait M. Guizot par un autre, qui la ferait.

C’étaient de bons argumens plutôt que de bonnes raisons. En me défendant de juger par l’événement, ce qui est trop facile, et en m’efforçant loyalement de me placer en janvier 1848, je remarque qu’à la vérité l’agitation réformiste était superficielle et qu’un gouvernement plus rigoureux l’aurait réprimée bien facilement ; mais je remarque que l’intention réformiste, sous sa forme régulière et légale, était assez forte. La dernière fois que la question s’est posée, en février 1848 (amendement Sallandrouze), la « réforme » a eu 189 voix contre 222. Dans une chambre où il y a des fonctionnaires, et où la majorité a été dressée et disciplinée par une main très ferme, trente voix de majorité, ce n’est qu’une majorité matérielle, et qu’une réforme importante ait 189 voix contre 222, cela prouve qu’elle est mûre.

Et je ne vois nullement pourquoi Guizot aurait cru devoir laisser à un autre le soin d’accomplir la réforme ainsi demandée. Il connaissait assez sa chère histoire d’Angleterre pour savoir que, bien des fois, un ministre dirigeant s’est mis à la tête de la réforme