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Elle avait de graves défauts. Improvisée, elle manquait de traditions, d’idées générales arrêtées. Ce sont ces idées générales que Royer-Collard et Guizot ont voulu lui donner, l’un les lui faisant un peu subtiles et abstraites, l’autre s’appliquant à les lui faire très simples et un peu communes, pour qu’elles fussent pratiques. — Hétérogène, elle manquait de cohésion, un peu, mais vraiment très peu, parce qu’elle était hétérogène, beaucoup pour des raisons qui tiennent au caractère français, beaucoup pour des causes qui tiennent au système de gouvernement qu’elle pratiquait. Car il est à remarquer que, si elle a été très divisée, alors qu’il fallait qu’elle se tînt fermement unie et liée, ce ne fut pas de classe à classe, et la noblesse luttant, par exemple, contre la grande bourgeoisie, ce fut d’homme à homme et de groupe à groupe. Elle ne se montrait pas hétérogène, encore qu’elle le fût ; elle se montrait et elle était indisciplinée, parce qu’elle était française ; et le gouvernement parlementaire avec sa lutte continuelle d’homme à homme, à trois pas de distance et les yeux dans les yeux, avait développé ce défaut naturel. C’est cette discipline, qui lui manquait, que Guizot a mis tout son effort, et un effort si énergique qu’il passait le but, à lui donner. — Enfin, elle avait une préoccupation insuffisante, non certes des besoins, mais des sentimens de la foule. Elle n’a pas organisé, et même n’a jamais songé à organiser un système de consultation populaire, ce qui est absolument nécessaire à un gouvernement aristocratique. Elle n’a pas songé à trouver un moyen de savoir avec netteté, continuellement ou périodiquement, ce que pensait, espérait, regrettait ou rêvait le peuple ; et c’est une chose qu’il faut toujours savoir. Elle se contentait de dire, avec raison, du reste, qu’elle était une aristocratie ouverte, la plus ouverte du monde, et accessible à tous par le travail. Il était vrai ; mais cela ne suffit point, et il est nécessaire à une aristocratie, non-seulement qu’elle soit ouverte, mais qu’elle soit avertie.

A tout compter, elle a fait son métier avec conscience, avec habileté, avec courage et avec succès. Elle a une très grande et très belle place dans l’histoire de France. Guizot a été son dernier représentant, non le moindre. Il l’a conduite, il a essayé de la discipliner, il l’a aidée à faire quelques grandes choses, il lui a fait honneur. Elle est tombée avec lui. C’était tomber avec un noble porte-drapeau. Les dieux devaient sans doute « cet hommage aux mânes d’un tel homme » d’emporter avec eux le gouvernement aristocratique.


EMILE FAGUET.