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Cependant, si elle a ajouté par un endroit à sa gloire littéraire, par ailleurs elle lui a fait un peu tort. Trop absorbé, il l’a reconnu, par cette terrible vie parlementaire pendant dix-huit ans, il n’a étudié que d’un peu loin, et d’un peu haut, le mouvement intellectuel, si curieux, si passionnant, de ce siècle « le plus amusant de l’histoire, » comme a dit un maître railleur, qui peut se permettre de railler, parce qu’il est un maître. Ce mouvement des esprits, il l’a connu, il l’a mesuré, il l’a défini, brutalement, et non sans justesse, « anarchie intellectuelle ; » il ne l’a pas scruté et analysé. L’attente est trompée, il faut le dire, quand on lit les Mémoires pour servir à l’histoire de mon temps. Ils sont trop des mémoires pour servir à l’histoire de Guizot et de son parti. Ils sont trop circonscrits à l’enceinte du palais législatif. Comme les Mémoires de Saint-Simon sont l’histoire des corridors de Versailles, les Mémoires de Guizot sont trop l’histoire des couloirs du parlement ; et l’Histoire de la pensée du XIXe siècle, écrite par un historien, par un philosophe et un homme d’état, qu’on attendait, qui était presque promise, on est désolé qu’elle ne nous soit point donnée. Une certaine étendue de regard tout autour de lui a certainement manqué à Guizot.

Il a été le dernier ministre du gouvernement aristocratique en France, et le dernier chef de l’aristocratie politique en France. La France n’a été gouvernée aristocratiquement que de, 1815 à 1848. Elle a eu pendant ce temps une aristocratie hétérogène et un peu improvisée, composée des débris de l’ancienne noblesse et de la partie la plus active de la haute bourgeoisie. Cette aristocratie n’a point démérité pendant son court gouvernement. Elle s’est montrée intelligente, sage, prudente, très patriote, très soucieuse du bien général, et, si on la compare aux autres aristocraties que l’histoire nous fait connaître, très désintéressée. Elle a montré des qualités administratives de premier ordre : les Louis, Gouvion Saint-Cyr, Thiers et Guizot sont ses gloires. Elle avait, en général, une politique très positive, très réaliste, très attentive aux faits, très instruite des forces de l’homme et très ménagère des forces du pays, et qui, si elle ne se privait pas d’être éloquente, n’avait rien de déclamatoire. Elle n’avait aucun souci de « faire grand, » et se piquait si peu du chevaleresque qu’on lui a reproché son manque de charlatanisme. Elle était libérale, avec certaines timidités, mais avec une bonne volonté incontestable. Elle aimait la liberté de conscience, la liberté de pensée, la liberté de discussion, et la discussion. Elle était même, malgré ses hésitations et ses dégoûts, si libérale qu’elle a rendu difficile après elle l’exercice tranquille du despotisme.