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couchant, ouvrez une des petites lucarnes latérales à vitraux peints, partout vous verrez la mer, toujours la mer, à peine un bout de côtes ou le triste îlot de Tombelène, et puis l’immense océan. Vers le soir, le cloître prend des teintes d’opale. On dirait vraiment alors qu’il fait partie d’une cité féerique émergée des flots, couronne d’une Jérusalem mystique, temple vierge creusé dans une perle transparente.

Mais savons-nous ce qu’elle renferme de larmes, de soupirs, d’indicible mélancolie dans le ciment de ses pierres ? La légende du Mont veut que le sculpteur de cette colonnade, appelé Gaultier, ait été un prisonnier, enfermé je ne sais pourquoi dans le monastère. Il sculpta ce cloître pour se consoler et on lui promit la liberté pour récompense. Mais quand il eut achevé son œuvre, il était devenu fou et se jeta dans l’abîme béant, à côté de sa merveille. Cette légende n’est-elle pas l’histoire de tous les grands artistes ? Ils ont fait cette gageure d’enfermer un rêve d’infinie beauté dans l’ingrate matière. Et le rêve est là vivant pendant qu’ils travaillent à l’œuvre. Mais, avec le dernier coup de ciseau, le rêve a disparu, le ciel sourit dans son insondable immensité, — et l’abîme n’est pas loin.

La salle des Chevaliers nous montre de nouveau la face guerrière du Mont, la face sombre aussi. Chose curieuse, et dont nous dirons plus tard la raison, elle ne rappelle aucun souvenir glorieux de la royauté, aucune grande scène de notre histoire. Malgré ses quatre nefs, ses énormes piliers ronds, elle est lugubre. Triste et vide, elle ne se souvient que des longues files de détenus qui ont travaillé ici à leurs métiers. De là nous pénétrons dans les parties intérieures et ténébreuses du Mont. Nous circulons dans un dédale d’escaliers, de corridors, de caveaux bas. Voici la crypte des Gros-Piliers, qui soutient le chœur de la basilique ; voici les oubliettes du château et du couvent. Voici le cintre bas où Louis XI fit mettre, dit-on, la cage qui enfermait le cardinal La Balue et où Louis XIV relégua le gazetier Dubourg, qui l’avait insulté. Voici enfin les cachots du grand exil, véritables trous d’où l’on ne sortait guère vivant, et ceux du petit exil, où l’on demeurait quelques jours. Barbes y fut enfermé pendant vingt-quatre heures après sa tentative d’évasion. Les minces rayons de lumière qui filtrent dans ces couloirs obscurs y jettent des tons roux. La souffrance, la révolte, le désespoir concentrés de plusieurs âges suintent de ces cachots taillés dans le roc. On y respire une vapeur d’angoisse et de colère. Triste revers de la basilique et de la cathédrale que ces noires entrailles du Mont-Saint-Michel. Par la logique intrinsèque des choses, on comprend la malédiction qui pèse sur lui, on comprend