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qu’il soit mélancolique, écimé et abandonné, depuis que le vieux sanctuaire est devenu prison et parfois chambre de torture. En sortant de là, on se sent assailli par dix siècles d’histoire, mêlée confuse d’ombres illustres et inconnues, dont chacune semble redemander la vie et le jugement au grand soleil de la justice et de la vérité.

Redescendu sur la plage, je m’assis au bord de la chaussée où les pêcheurs amarrent leurs barques. Derrière moi, l’ombre gigantesque du Mont se projetait sur la baie jusqu’à l’horizon. Devant moi, le soleil descendait sous un grand rideau de nuages ; les grèves plates s’étendaient à perte de vue, et l’océan, changeant de couleur comme un caméléon sous le mouvement des nuages, avait pris une teinte fauve striée de lueurs verdâtres. Un singulier personnage s’arrêta devant moi. Les pieds et la tête nus, vêtu de loques et d’une vareuse violette, il laissait flotter au vent une véritable forêt de cheveux bruns. Immobile, il me regardait de ses yeux bleus et vagues. Une tête d’Antinoüs, mais sans expression. Une chevelure épaisse, inextricable et remplie de poussière, dont les tire-bouchons traînaient avec une sauvagerie voulue sur ce beau visage basané, au regard étrange, éternellement absent. Un innocent, pensai-je. Voyant qu’il m’intéressait, il mit le poing sur la hanche, comme pour me faire admirer sa pose. « Qui êtes-vous ? lui dis-je. — Marchand de coquilles et modèle d’atelier. Tous les peintres qui viennent ici font mon portrait. Voulez-vous que je pose pour vous ? — Je ne suis pas peintre, malheureusement. — Voulez-vous faire le tour du Mont sur les grèves ? je vous conduirai. — Avec plaisir. — Il faut nous presser ; car la mer arrive. Avec moi pas de danger. Je connais tous les trous et je marche sur la tangue comme sur un plancher. »

Déjà nous courions sur les cailloux. Une fillette de dix ans, plus déguenillée encore que l’innocent, vint se suspendre à sa main. C’était une petite pêcheuse de coques. Munie de son sac de filet, l’œil effaré et perçant, elle paraissait voleter comme une mouette sur les roches et les mares. Du bas des falaises on pouvait mesurer maintenant toute la hauteur de la Merveille avec ses trois étages, masque sombre de la forteresse qui regarde le large et l’Angleterre. Chemin faisant, l’innocent m’énumérait tous les tableaux pour lesquels il avait posé, et il ajoutait avec un tranquille orgueil, en étendant ses bras et en baignant ses haillons dans le soleil couchant : « On me vend dans le monde entier. » Au tournant d’un récif, j’aperçus l’îlot de Tombelène doré par un dernier rayon du jour. Cet îlot m’attirait par son aspect singulièrement sauvage et désolé. « Qu’est-ce que cela ? demandai-je à l’innocent. — C’est