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Tombelène. » Et de sa voix qui rappelait le clapotement des vagues sur les galets, le vagabond commença à marmotter une histoire embrouillée. La vieille légende s’était modernisée dans sa tête. Un marin avait enlevé la fille d’un général, du nom d’Hélène. Ils avaient vécu sur cet îlot pendant les guerres de la révolution. La demoiselle étant morte, on l’avait enterrée là. Il résuma sa science dans cette étymologie, qui paraissait le faire rêver beaucoup : « Tombelène ! Tombe d’Hélène ! » La petite pêcheuse de coques avait trouvé des moules, quelle déterrait dans la lise, et, pour marquer son plaisir, elle fredonnait triomphalement sur une mélodie primitive de son invention :


Beau marinier, qui marines
Vive l’amour !
Apprends-moi à chanter.
Vive le marinier !
Entrez dans mon navire,
Vive l’amour !
Je vous l’apprendrai,
Vive le marinier !


Entraînée par la pêche et par sa chanson, la petite courait sur les lises, l’innocent après elle, et moi après l’innocent. Cependant le crépuscule tombait, la mer râlait au loin. Je me retournai ; le spectacle était devenu imposant. Entre le ciel et l’océan gris, une barre rouge marquait le soleil disparu. Un grain glissait obliquement sur Cancale, d’où quelques voiliers pêcheurs s’échappaient avec la marée montante. Dans le ciel brouillé s’ouvrait une de ces crevasses éblouissantes, une de ces trouées d’azur que les marins appellent œil de Dieu. Le Mont-Saint-Michel se profilait en noir sur ce fond blafard. Sanctuaire, forteresse et prison ne semblaient plus qu’un écueil sauvage au milieu des flots, un nid de goélands. Où êtes-vous, âmes nombreuses qui avez soupiré sous les crépuscules, dans cette prison de granit ? Maximilien Raoul compare le vieux Mont, vu depuis les grèves, à un cercueil gigantesque dont le luminaire fume encore dans l’obscurité. Oui, cercueil d’un passé mort. Mort vraiment ? Non, rien ne meurt tout à fait ; ni dans l’âme des individus, ni dans celle des peuples, mais tout se métamorphose. Il vit mystérieusement en nous, ce passé celtique, chrétien, chevaleresque et révolutionnaire. Il vit dans nos passions, dans nos luttes, dans nos aspirations latentes, dans nos mélancolies incompréhensibles ; il entre dans la substance même de nos pensées. Les races sommeillent ; elles n’oublient pas. Elles ont de profondes ressouvenances et des réveils surprenans. L’âme d’une