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Le soir, nous arrivâmes à Gizeh. Voyant qu’il ne m’était pas possible de parvenir moi-même jusqu’au général Rampon, je donnai de l’argent au Turc qui avait conduit notre barque et qui s’engageait à faire le voyage par terre. Il me laissait sa maison en gage et jurait, par le Prophète, de remettre exactement les dépêches au général. Il était de toute impossibilité de remonter le Nil, le vent étant toujours, dans cette saison, fixé au sud, et par conséquent, aussi contraire que le courant. Après avoir pris, comme je l’ai dit, toutes les assurances possibles à l’égard de mon patron, je partis pour le Caire.

Je fus rendre compte de ce qui nous était arrivé au général Bon, commandant notre division. Il crut que j’avais eu peur et me dit de me disposer à repartir, et qu’il me laisserait le choix entre la voie de terre et la voie d’eau.

Je répondis au général que j’avais échappé, par miracle, à une mort certaine, mais que j’étais incapable d’avoir peur, et que je le lui prouverais.

Je fis part de l’ordre que j’avais reçu à mes camarades qui en furent indignés. Mes amis me conseillaient de ne pas partir. Vous n’y arriverez pas, disaient-ils, et vous vous ferez tuer inutilement. Leurs observations étaient justes, mais je n’en tins aucun compte, mon parti était pris. Je quittai le Caire, vers le soir, n’emportant que mon fusil, des cartouches, un peu de biscuit et une bouteille d’eau.

Je m’étais vêtu d’une petite veste de toile grise moins compromettante que mon uniforme. Mon intention était de ne marcher que la nuit et à travers le désert, afin d’éviter les paysans. Je marchai donc toute la nuit ; quand vint le jour, je me cachai dans des rochers. Vers les cinq heures du soir, ma bouteille d’eau étant’ épuisée, je me remis en marche et me dirigeai d’abord vers le Nil pour la remplir. Arrivé au bord du fleuve, je me cachai dans une forêt de dattiers, et m’avançai avec précautions quand je crus entendre parler. J’écoutai, c’étaient bien des voix d’hommes parlant haut à une centaine de pas. Je me disposai à me défendre, non que j’eusse l’espoir d’échapper à un parti d’Arabes, mais je voulais, au moins, vendre chèrement ma vie. Tout en demeurant caché, je me rapprochais peu à peu, et j’écoutais avec une grande attention, pour savoir à qui j’allais avoir à faire. Je reconnus que les voix partaient d’une grosse barque attachée au rivage. Je ne m’étais pas trompé, on parlait français et même le patois de mon pays. Ma surprise fut extrême et bien agréable, je l’avoue. Je répondis, ou plutôt je criai, dans la même langue, et accourus au bord du fleuve pour rejoindre mes compatriotes. C’était un détachement du 22e régiment de chasseurs à cheval, qui allait dans la Haute-Égypte, et qui avait été obligé de s’arrêter là faute de vent favorable.