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jouir, c’est la vertu ; » elle croit avoir rempli tous ses devoirs en se dévouant à l’amour, et son mari ne semblait pas éloigné de penser comme elle, puisqu’il ne lui demandait que de ne point l’afficher. Mme de Beauvau est une grande âme, qui, hélas ! ne respire pas vers le ciel, mais tout éprise de stoïcisme, ne comprenant point l’amour sans le devoir, religieuse dans sa morale, sinon dans sa croyance. Et de toutes les preuves d’affection qu’elle reçut de son mari, celle qui l’émut le plus est ce mot qu’il lui dit, au commencement de la Terreur, lorsqu’il se crut menacé d’arrestation : « Ah ! ne craignez pas que je vous éloigne, je vous appellerais ! » Connaît-on rien de plus noblement touchant dans l’histoire des bons ménages ?

De l’Isle ne se contente pas toujours de glisser des douceurs dans ses bouquets et madrigaux : les moutons ne lui suffisent pas, et il y mettait parfois ce petit loup qui manqua aux fables de Florian. Un petit loup qui griffait et mordait assez bien, comme on le vit par la Prophétie Turgotine, satire amère des plans du contrôleur-général Turgot, de ses coryphées, où, treize ans d’avance, les fureurs révolutionnaires étaient prédites avec un luxe de détails que seule dépasse la Prophétie de Cazotte. Seulement, cette dernière a pour auteur La Harpe, qui la composa après coup, en 1796, tandis que de l’Isle écrivait la sienne en 1776. Certes, maint esprit clairvoyant, Mme de Tencin, Voltaire, le marquis de Mirabeau, avaient pronostiqué la révolution, mais d’une manière générale, et sans la fantaisie originale, sans l’entrain ironique du capitaine-poète qui, devenu lui-même un de ces abus au nom desquels il protestait contre les abus possibles de la liberté et de la philosophie, craignait peut-être de voir tout ceci se terminer autrement que par des chansons. La Prophétie Turgotine eut un succès énorme, et devint pendant quelque temps le cri de guerre des courtisans contre Turgot.

Que le chevalier y confondit à plaisir la liberté et l’anarchie, les réformes et la révolution, les lois naturelles et les lois sociales, rien de plus évident ; peu lui importait du reste, pourvu qu’il mît les rieurs de son côté et fît plaisir à ses patrons. Sans doute, à la façon de Galiani, il aimait le despotisme bien cru, bien vert, et comparait le budget à un compte de blanchisseuse, traitant le déficit du trésor public comme certains grands seigneurs traitaient le déficit de leur fortune. On sait la réponse de l’un d’eux au roi, qui lui demandait le chiffre de ses dettes : « Sire, je n’en sais rien, mais j’interrogerai mon intendant, et j’aurai l’honneur d’en rendre compte à Votre Majesté. » Prétendre au monopole de la critique contre le souverain, chercher aux effets des causes invraisemblables,