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Page:Revue des Deux Mondes - 1890 - tome 100.djvu/900

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sérénité merveilleuse ; il dormait, suivant son habitude, après son dîner, quand on lui apporta la lettre de cachet : il la lut, referma ses rideaux et se rendormit tranquillement. Mais le public prit fait et cause pour ceux qu’il regardait comme les victimes de la morale outragée, et leur départ ressembla au triomphe d’un césar rentrant à Rome après avoir conquis un nouveau royaume. L’enthousiasme se traduisit de mille manières : par des portraits et des médailles, par des tabatières où figuraient d’un côté le buste de Sully, de l’autre celui de l’exilé (ce qui donna lieu au joli mot prêté à Sophie Arnould) : « Tiens ! on a mis ensemble la recette et la dépense ! » Voltaire exprimait, dans une courageuse épître, des regrets presque universels. Et, comme pour marquer d’un trait caractéristique l’époque et le personnage, pour tempérer l’ardeur des haines en laissant une place à la courtoisie, Choiseul, quittant Versailles, aperçut la belle-sœur de la Du Barry à une fenêtre du palais, s’imagina reconnaître celle-ci, et salua en envoyant du bout des doigts un baiser. Sur quoi la favorite remarqua, avec un accent de regret : « S’il voulait seulement monter mon escalier, il ne partirait pas[1] ! » Peut-être le duc réfléchissait-il qu’il avait bien légèrement ouvert les hostilités et qu’il lui eût été facile de jouer le jeu qui avait si bien réussi avec Mme de Pompadour[2].

Le triomphe du départ se poursuit à Chanteloup, résidence magnifique située à six kilomètres d’Amboise, dont les châtelains font les honneurs avec le faste que connaissent déjà les habitués de leur hôtel de Paris[3]. Le premier qui osa demander à Louis XV l’autorisation d’aller les voir, reçut cette réponse : « Je ne le permets ni ne le défends. » On l’interpréta comme une tolérance, la mode s’y mit, et Chanteloup devint le pèlerinage obligatoire des gens du bel air. Spectacle nouveau ! Versailles et Compiègne désertés, la faveur royale ne semblant plus le but suprême de la vie, cette

  1. Voir, dans Dutens, le récit d’une visite de Choiseul à la Du Barry en 1783. (Mémoires d’un Voyageur qui se repose, t. II.) Le vicomte de Ségur attribue au duc ce mot charmant, comme la comtesse lui rapportait un ordre de Louis XV, qui avait ajouté qu’il ne changerait jamais : « Oui, madame ; mais, en disant cela, le roi vous regardait. » D’autres en font honneur au duc de Nivernois.
  2. Dans une lettre au comte de Riocour, de l’Isle note cette piquante réflexion du comte de Broglie, à propos de ces départs et arrivées de ministres : « Pour si sage, pour si réserve, pour si vertueux que le roi puisse le choisir, dès qu’un d’eux est nommé, il part, il fait en route de bons projets ; il arrive à Versailles avec sa belle âme ; mais, à d’entrée du château, un petit diable se trouve là qui lui seringue dans le corps une âme de ministre, et le lendemain il ne vaut pas mieux que les autres. »
  3. « Tout le monde se prépare à vous aller voir ; Compiègne sera désert, c’est à Chanteloup que sera la cour. Chantilly, Villers-Cotterets n’auront que vos éclaboussures. » (Lettre de Mme du Deffand à Barthélémy.)